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vendredi 12 septembre 2014

Un monde naît, un autre s’écroule




Mohsin Hamid

Il est parti d’une des campagnes reculées du Pakistan, là où vivre et mourir est simplement de l’ordre de la fatalité, pour s’installer dans une de ces mégapoles à croissance économique et démographique folle où, à force de ténacité, d’intelligence et d’un nombre incalculable de dessous-de-table, il est devenu le patron d’une entreprise d’embouteillage d’eau minérale, une filière en or dans cette ville où le réseau d’eau potable se mélange allègrement à celui des eaux usées… Il a réussi, et il va nous expliquer comment en douze leçons (« Éviter les idéalistes », « Être prêt à recourir à la violence », « Faire ami avec un bureaucrate », etc.). Les conseils sont édifiants : « Quand il s’agit de faire de l’argent, rien ne raccourcit le temps nécessaire à passer de la pauvreté du « je-laisse-ma-merde-sécher-là » à la prospérité du « lequel-de-mes-WC-j’utilise-ce-matin » comme un apprentissage auprès de quelqu’un qui a déjà calculé tous les bons coups. » Bref, c’est drôle, brillant, étonnant, parfois désespérant, mais toujours emporté par un élan de vie, une émotion. Surtout, chaque leçon, chaque nouvel échelon pour s’élever dans la hiérarchie sociale et donc - comme l’annonce impudemment le titre du roman - s’en mettre toujours davantage « plein les poches », rappelle que la réussite se décline en gagnant-perdant : on avance, certes, mais en laissant quelqu’un ou quelque chose derrière soi. Sa famille, ses valeurs… ou un amour. Et justement, et c’est là véritablement que le livre bascule, le héros est tombé amoureux à l’adolescence d’un beau brin de fille (elle veut d’ailleurs devenir mannequin). Mais ni lui, ni elle ne se laisseront aller à leurs sentiments réciproques, pris par leur ambition et leur soif de reconnaissance. Ils auront certes l’occasion de se croiser au fil des années, mais en fin de compte leurs chemins resteront séparés. Jusqu’à… mais chut ! l’épilogue de cette merveilleuse fable à la fois enjouée et cynique (fallait oser !) est d’une tendresse inattendue dans le monde de brutes qui nous était dépeint jusqu’alors.
Mikhaïl Elizarov
Mikhaïl Elizarov se penche quant à lui sur un moment terrible : la désintégration de l’ex-URSS. Ses deux « héros » se sont rencontrés à la pouponnière d’un orphelinat pour handicapés, tous deux abandonnés, pour ne plus se quitter. Le premier, Bakatov, se ronge les ongles au sang pour lire l’avenir dans ses rognures. Le second, celui qui raconte leur histoire, baptisé Gloucester, est nanti d’une effroyable bosse. Va savoir comment - le récit tangue entre le tragique et le grotesque -, ces deux-là vont s’extirper d’un système en train de s’écrouler, comme tout le pays d’ailleurs. Le Bien, le Mal, la frontière se nomme désormais la débrouille. À la fois extralucides et crétins, leur génie intérieur les amène à la lumière, Bakatov comme plombier, Gloucester comme pianiste – sa bosse joue pour lui, sans rien connaître à la musique. En attendant, qui sait ?, de retrouver la diaphane Nastia, celle qu’il épousa enfant en secret. Un conte aussi terrible que jubilatoire sur la survie durant la désoviétisation. Magistral.
LIRE « Comment s’en mettre plein les poches en Asie mutante », Mohsin Hamid, éd. Grasset, 256 p., 18 €.
« Les Ongles », Mikhaïl Elizarov, Serge Safran éd., 192 p., 16,50 €.

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