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vendredi 30 mai 2014

Belle et Sébastien



Il entre en Italie par Turin, puis plein est vers Ferrare, Rimini, puis plein sud direction les Pouilles, la sublime Ostuni, Tarente, les ruines de Craco, puis il remonte vers Rome. Que cherche-t-il ? Certes, à revenir sur les traces de ses aïeuls qui lui ont transmis « l’amour de l’été, l’amour des ciels et des routes de la Méditerranée ». Même si lui n’a pas quitté cette terre, même s’il ne connaît pas « ce sentiment de l’exil », la nostalgie est là : il se souvient par bribes sensuelles des femmes et des hommes de cette famille, quand le « s » de Berlendis n’avait pas encore été ajouté à leur patronyme. Au fil des haltes, ce n’est seulement une quête des origines qui se fait jour, mais également une mélancolie amoureuse. À Rome, Gianna emporte tout, dans « une nuit d’élans et d’étreintes ». Une nuit dont on ne voudrait pas se défaire. Qui en appelle d’autres, n’est-ce pas Sébastien ? Et Gianna, que veut-elle ?
LIRE « L’autre pays », Sébastien Berlendis, éd. Stock, 76 p., 13 €.

Impossible de dire qu’on ne savait pas


Irmgard Keun
Il était temps qu’on la redécouvre. Irmgard Keun, née à Berlin en 1905, connut pourtant le succès dès son premier roman, en 1931, avec « Gilgi, l’une de nous ». Rebelote l’année suivante avec « La Jeune fille en soie artificielle ». Mais le portrait qu’elle y fait d’une jeune Allemande moderne déplaît aux autorités nazies, qui mettent ses livres sur la liste noire. C’est en exil aux Pays-Bas qu’elle écrira « Après minuit ».

Ce livre est incroyable. Quand on le lit, comme le souligne Éric-Emmanuel Schmitt dans sa préface, « on a plusieurs fois le réflexe de vérifier la date, 1937. » Hitler est encore en marche, le désastre n’a pas encore eu lieu… et pourtant tout est là. Tout est dit. Irmgard Keun nous raconte une journée et une soirée à Francfort, vue par son héroïne inoubliable, Suzon. À 18 ans, celle-ci ne se trouve ni assez belle, ni assez intelligente, elle ne croit qu’à l’amour, se trouve dépassée par la politique, et accumule cependant les notations prises sur le vif, pour peindre une société qui, se croyant plus vivante, plus enthousiaste que jamais, est tombée malade. Elle montre comment le nazisme aura prospéré en flattant « nos instincts les plus bas, la mesquinerie, l’avarice, la cupidité, l’envie, la haine, l’intérêt, le goût de la puissance », comme le rappelle Éric-Emmanuel Schmitt. Tel ce vieux dégoûtant de Schauwecker, l’un des personnages, qui baladait ses mains sur les enfants : menacé d’être poursuivi, « il est devenu antisémite ». Il ne risquait plus rien.
En 1940, après avoir voyagé en Europe, Irmgard Keun, « cette souris qui sifflait pour arrêter une avalanche » comme le dit l’un des protagonistes de « Après minuit », va accomplir l’inconcevable : elle fait publier l’annonce de son suicide et rentre clandestinement en Allemagne ! Oubliée après 1945, entre dépendance à l’alcool et séjours en hôpital psychiatrique, elle meurt en 1982… juste au moment où des féministes font à nouveau entendre la voix de cet immense écrivain.
Timur Vermes
Si Irmgard Keun aura eu le talent terrible de dévoiler le Hitler d’avant la guerre, Timur Vermes verse dans la satire (et on rit beaucoup) en nous menaçant dans son « Il est de retour » d’un come-back du Führer. Et si ? Et si le cauchemar connaissait un (ultime) rebondissement ? Soixante-six ans après sa disparition présumée, Hitler se réveille dans un terrain vague en plein Berlin, sur le lieu même où se trouvait son bunker. Il ne reconnaît (presque) rien, se fâche que les gens rient de son aspect, chavire en découvrant qu’une FEMME dirige le pays. Recueilli par un kiosquier bon prince, il est remarqué par des producteurs télé qui voient dans ce sidérant sosie une prochaine poule aux œufs d’or. Et Adolf s’adapte au monde nouveau (pas précisément ce que lui appelait de ses vœux comme monde nouveau…). La télé sera sa tribune, démultipliant comme jamais son message. Inespéré. Surtout que le bonhomme, par son franc-parler et ses formules bien senties, semble avoir réponse à tout. Ses bobards sont du miel pour les gens qui souffrent en ces temps de crise… Une nouvelle fois, le pays semble prêt…
LIRE « Après minuit », Irmgard Keun, éd. Belfond, 228 p., 17 €.
« Il est de retour », Timur Vermes, éd. Belfond, 416 p., 19,33 €.

vendredi 23 mai 2014

Les coups de coeur de Pierre Maenner



Il s'agit ici d'une vingtaine de nouvelles échelonnées en trois chapitres qui - a priori - n'ont aucune raison d'être. Au premier abord toutes impénétrables, toutes plus inexplicables l'une que l'autre. Cette « porte souterraine » ne donne accès à rien de clair, c'est une fenêtre ouverte sur un grand vide plein de grandes questions. Pourquoi faut-il pour naître s'extirper d'une « poche des os » ? Pourquoi les héros d'à présent ne sont-ils plus des hors-la-loi ? Qui est le traître de la photo ? Que faire d'une odeur de savon souvenue, de la pluie revenue, et des petites filles que l'on a perdues ? Autant de mystères qui se déposent au fil de la vie qui coule, et il y en a bien d'autres. Formules renversantes, instants inattendus, ricochets de poésie, qui ira retrouver sa porte dans ce labyrinthe et ses trois tiroirs ?... Sans doute obscur, mais sacrebleu ! que tout cela est bien écrit.
LIRE «  La porte souterraine », Etienne Raisson, éd. Gallimard, 130 p., 13,90 €.

Le coup de coeur de Pierre-Louis Céréja



« Il arrive un moment où la vibration de ceux qu’on aime n’est plus là ». Après une dizaine de romans où passait parfois l’ombre d’une mère, voici que Sophie Avon fait (enfin !) le récit de son histoire complexe avec sa mère. Un portrait d’une mère désormais disparue et qui oblige sa fille à se retourner sur les insouciances partagées, sur les complicités stimulantes, sur les douleurs infligées. Dans cette ultime déclaration, l’écrivaine et critique de cinéma à Sud Ouest emporte le lecteur dans de courts fragments de vie où se révèlent les silhouettes d’une femme belle mais pas très adulte devenue mélancolique et « sémaphore de sa propre détresse ». Sans donner le sentiment de solder les comptes, Sophie Avon scrute ardemment une relation où la protection de la mère valait survie de la fille. C’est parfois cruel, souvent émouvant quand elle s’interroge : y a-t-il un âge limite pour être orpheline ?
LIRE « Dire adieu », Sophie Avon, éd. Mercure de France, 140 p., 14 €.

Elle aimait la vitesse, la mer, minuit



Dans « Le Dictionnaire des auteurs », publié sous la direction de Jérôme Garin, elle écrivit elle-même sa rubrique nécrologique : « Fit son apparition en 1954 avec un mince roman « Bonjour tristesse », qui fit un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »
C’était il y a soixante ans. Une jeune fille de bonne famille, Françoise Sagan, de son vrai nom Françoise Quoirez, publiait son premier roman, « Bonjour tristesse ». Son éditeur, René Julliard, l’un des premiers à avoir compris le lien entre littérature et marketing, avait senti le bon coup dès qu’il avait eu le manuscrit entre les mains. Comme le raconte fiévreusement Anne Berest dans « Sagan 1954 », Julliard, emmitouflé dans un plaid, une nuit dans son salon, avait dévoré ces mots, « réchauffant son corps tout entier, ils finiront par se transformer en ivresse. » Il pense d’abord à une supercherie : à dix-huit ans, l’âge de cette Françoise Quoirez, on ne peut pas écrire avec une telle sensualité, avec une telle justesse, notamment sur des personnages vieillissants. Il s’était dit que c’était le père de la jeune fille qui se cachait derrière ce pseudonyme, qu’elle était envoyée « comme leurre pour le séduire ».
Françoise Sagan et Anne Berest croquées par Stéphane Manel
Mais non, quelques jours plus tard, Françoise Quoirez se tiendra devant lui, ingénue et orgueilleuse, il était estomaqué, elle n’était pas surprise (sauf par l’argent qu’on lui donnait, elle ne savait pas encore qu’un jour elle en gagnera suffisamment pour ne plus jamais avoir à y penser), elle était persuadée depuis toujours qu’elle deviendrait écrivain. Elle avait osé, oser et être libre, elle le sera toute sa vie. Anne Berest, croisant sa propre existence avec celle de son aînée, le dessine joliment : « elle avait simplement fait quelque chose, tout commence par là, on ne perd jamais rien à faire, on risque même de gagner ; car gagner est un risque à prendre dont les jeunes gens ne connaissent pas les conséquences. »
Le livre paraît le 15 mars 1954. Chez Julliard, on espère en écouler quinze, vingt mille. Ce serait déjà un beau succès. Les libraires adorent, sans le dire trop fort, cette histoire sent le soufre (une jeune fille qui supporte mal la maîtresse de son veuf de père déploie un complot qui aboutira à la mort de la dite-maîtresse). Le 24 mai, huit mille exemplaires sont vendus. Puis le roman décroche le Prix des Critiques, alors très puissant. Le lendemain, « François Mauriac le chrétien, fraîchement promu prix Nobel de littérature », parle, à la une du Figaro, de ce « charmant petit monstre ». Et tout s’emballe : le dossier de presse du livre atteindra les douze kilos sur une balance ! Un destin est en marche, une vie exceptionnelle, unique, qu’on (re)découvrira avec bonheur dans les entretiens donnés par Sagan entre 1954 et 1992, et réunis en un volume. Elle disait : « J’ai porté ma légende comme une voilette… Ce masque délicieux, un peu primaire, correspondait chez moi à des goûts évidents : la vitesse, la mer, minuit, tout ce qui est éclatant, tout ce qui est noir, tout ce qui perd, et donc permet de se trouver. »
LIRE « Sagan 1954 », Anne Berest, éd. Stock, 198 p., 18 €.
« Je ne renie rien, Entretiens 1954-1992 », Françoise Sagan, éd. Stock, 256 p., 19 €.

vendredi 16 mai 2014

Lire et ne plus être seul



Jusque-là, il n’y avait aucune raison pour que Jean-Paul Didierlaurent fasse la une des journaux. Il vivait tranquillement à La Bresse, marié et père de deux grands enfants, travaillait chez Orange à Épinal et, à ses heures perdues, écrivait. Des nouvelles. Remarquées. Mais bon, on sait qu’en France, la nouvelle se diffuse hélas dans un relatif anonymat.
Mais cette « petite » reconnaissance lui ouvre les portes d’une résidence d’auteur de trois mois dans le Gard. Trois mois, le temps de passer à la longueur supérieure, celle du roman. Il envoie son manuscrit là où il a été hébergé, aux éditions du Diable Vauvert, sises justement dans le Gard. Le texte est accepté, l’éditeur le propose à ses confrères étrangers avant même une sortie en France… et le miracle s’accomplit : « Le Liseur de 6h25 », premier roman d’un parfait inconnu, est acheté dans 25 pays ! Depuis, Jean-Paul Didierlaurent ne quitte plus son nuage que pour répondre à des interviews en télé, radio ou pour la presse écrite ou pour dédicacer son livre en librairie (à Colmar demain samedi).
Jean-Paul Didierlaurent
Un conte de fées parfaitement mérité. Dès la première page de ce « Liseur de 6h27 », le charme opère. Le cadre est parfaitement sinistre, les personnages gris et malheureux… et pourtant l’ensemble vous rend immanquablement plus heureux. Qui sont ces gens ? Des êtres malmenés, voire brisés, par la vie, se redressent par la rencontre et le partage. Et vont retrouver le sourire, un espoir, une raison de vivre. Guylain Vignolles, le héros, aurait adoré se prénommer Lucas, Xavier ou Hugo. Ou même Ghislain. Mais il est Guylain Vignolles et, depuis tout petit, on le moque avec « la contrepèterie assassine » : Vilain Guignol. Et toute son existence est de cette eau : c’est un raté. Il vit seul, ou presque (avec un poisson-rouge), et s’abrutit de fatigue au milieu du bruit et de la crasse dans une usine de recyclage de papier, avec un chef qui ne sait qu’aboyer. Mais ce paysage au plafond si bas est troué de quelques éclaircies : Yvon, le gardien de l’usine, qui ne parle qu’en alexandrins ; Giuseppe, le collègue et ami, aujourd’hui replié chez lui après avoir eu les jambes déchiquetées par la broyeuse de papier ; et, surtout, par ces matins, dans le RER, où Guylain lit à haute voix des extraits de livres, des feuillets qu’il a arrachés à la machine.
Une vie étrange, entre monotonie, désespérance et grains de folie. Qui va basculer avec deux événements : Guylain va être ravi, à tous les sens du terme, par deux mamies, des fans de ses lectures à voix haute, qui vont le persuader de venir déclamer dans leur maison de retraite. Et la découverte par Guylain, un matin dans le RER, d’une clé USB égarée… sur laquelle se trouve le journal de bord de la dame pipi d’un centre commercial de la périphérie parisienne. Ce qu’il lit le transporte. Ce texte est unique. Cette femme, la vie ne l’a pas gâtée. Comme pour lui. Cette femme, il en tombe amoureux. Mais elle n’a pas laissé d’adresse. Comment la retrouver ?
LIRE « Le Liseur du 6h27 », Jean-Paul Didierlaurent, éditions Au Diable Vauvert, 224 p., 16 €.