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vendredi 28 septembre 2012

Une rencontre avec Toni Morrison


Ils ne sont pas nombreux les écrivains à déplacer autant les foules que Toni Morrison. On a encore pu le vérifier durant le festival America qui réunissait une cinquantaine d’auteurs d’Amérique du nord le week-end dernier à Paris. Auréolée de son prix Nobel de littérature, traduite en 50 langues, la grande dame des lettres américaines raconte inlassablement l’histoire de la communauté noire. A 82 ans, se déplaçant en chaise roulante, elle reste incroyablement accessible. Chaleureuse, simple, précise.
Toni Morrison (photo: Mathieu Bourgois)

Pouvez-vous nous expliquer le titre de votre nouveau roman, « Home » ?
Ce n’est pas moi qui l’ai choisi, c’est mon éditrice, mais j’en suis totalement satisfaite. Aux Etats-Unis, tout le monde, à part les Indiens, vient d’ailleurs, et tout le monde rêve avec nostalgie et envie de ce « Home », ce lieu imaginaire, de cette utopie, l’endroit où vous êtes en sécurité et où tout le monde est prêt à vous aider.
Contrairement à votre habitude, votre personnage principal dans « Home » est un homme. Pourquoi ?
D’abord, je voulais écrire sur un couple frère et sœur, une situation dont on ne parle presque jamais, ces couples où il n’y a pas d’arrière-plan sexuel. Ensuite, je voulais parler de la virilité, de ce que c’est que d’être un homme, ce mélange de beauté et de brutalité. Au début, pour Franck, mon personnage, être viril passe d’abord par la brutalité. Puis, petit à petit, il évolue pour découvrir qu’on peut être un homme digne, respecté dans la violence. A la fin, le frère et le sœur sont quasiment sur un pied d’égalité, lui moins viril, elle plus indépendante.
Malgré les humiliations, Franck est fier d’avoir été soldat.
Franck revient brisé par ce qu’il a vécu durant la guerre de Corée, mais, malgré tout il pense que l’armé a été une chance pour lui. Les noirs et les blancs étaient versés dans les mêmes bataillons, et ça, c’était déjà un succès à l’époque. Alors oui, ces soldats blacks étaient humiliés, insultés, déconsidérés, mais, malgré tout, ils étaient américains comme les autres, et ils vivaient cela avec fierté et honneur.
La musique est-elle toujours aussi importante dans votre travail ?
La musique, c’est notre voix. La voix des Noirs puisque les Noirs étaient réduits au silence. Et les musiciens sont toujours en avance, ils comprennent avant tout le monde les changements culturels. Les messages échangés furent d’abord empreints de religion avec le gospel, puis le blues amena une forme de liberté, avant que le jazz n’amène une couleur quasiment sexuelle. Après guerre, la musique, avec le scat, le be-bop, devient dissonante… un peu comme le monde, qui ne peut plus être normal après la bombe d’Hiroshima.
Quels sont les auteurs qui vous ont influencé ?
J’en citerais trois. William Faulkner, qui ressentait au plus profond de lui-même qui étaient les Noirs dans les années 40. James Baldwin, le premier à avoir du style, et plein de tendresse, dans ses essais politiques. Et Gabriel Garcia Marquez, qui m’a appris qu’on pouvait utiliser de la magie, des fantômes dans une narration sans avoir besoin de s’en excuser.
LIRE « Home », Toni Morrison, Christian Bourgois éd., 154 p., 17 €.

Le coup de coeur de Pierre Maenner



C’est un livre qui devrait finir dans un état lamentable, ne pas sortir des mains d’un seul lecteur sans en garder des traces. Un livre qu’il faudrait marquer à toutes les pages, tant il est plein de mots et d’idées et de formules et de situations magnifiques. Dans le rose et le noir, dans le tout et le rien, cet Egloff sait tout faire. Il sait faire rire, il sait faire pleurer, il sait vous balancer entre rires et pleurs, et vous faire enrager quand il ne raconte pas la fin. Il a avec lui un enfant qui voudrait tout savoir, et surtout ce que personne ne sait au fond : la mort. Pour les oiseaux, pour les renards, pour les gens, ça vient comment ? Et la noyade d’un chapeau, et la disparition d’un fusil à patate, et la perte d’un grain de sable, tout ce passé insupportable ? Le père dit ce qu’il peut et ce n’est pas facile. « Je veux pas que la vie ça dure deux minutes », dit l’enfant. On voudrait que ce livre dure une éternité.
LIRE « Libellules », Joël Egloff, éd. Buchet-Chastel, 192 p., 15 €.

vendredi 21 septembre 2012

Les lignes de vie de Marie-Hélène Lafon


On la lirait sur 500, sur 1000 pages, on ne se lasserait pas, mais Marie-Hélène Lafon a un défaut majeur : elle fait court. Heureusement, cet automne nous apporte deux livres de l’auteur, dont chaque page est davantage qu’un bonheur de lecture, plutôt une expérience sensorielle. Pour preuve, cet « Album », un abécédaire à la fois lyrique et délicat sur ce Cantal que la romancière ne cessera jamais de célébrer. Une déclaration d’amour répétée vingt-six fois, de « Arbres » (« Les arbres demeurent, ils ne désertent pas, ils ne peuvent pas le faire. Ils habitent. Ils ont vocation de patience. ») à « Vaches ». Au cœur de l’ouvrage, les deux fragments les plus importants : celui d’où remontent les « Odeurs » de sa région d’origine (voir l’extrait ci-dessous), puis, bien évidemment, à la lettre « P », « Pays », célébration bouleversante du Cantal, « maîtresse tenace, volcanique et très discrète », mais qui pourrait s’appliquer à n’importe quelle région pour ceux qui se sont exilés, arrachés de leurs racines : « J’en suis, martèle Marie-Hélène Lafon. De là-haut. J’en descends. Comme d’une lignée profonde. Lignée de vie, ligne de sens. Je n’en reviens pas de cette grâce insigne que c’est d’en être. »
Marie-Hélène Lafon vit aujourd’hui à Paris, où elle enseigne les lettres classiques. Avec « Les Pays », elle a choisi la forme du roman pour dire ce qu’a justement été cet arrachement à sa terre, aux siens, quand elle a décidé après le bac de quitter l’Auvergne pour s’inscrire à la Sorbonne. Un roman, certes, mais qui ne trompera personne : Claire, le personnage principal, doit être bien proche de l’étudiante timide mais opiniâtre que fut Marie-Hélène Lafon.
Très tôt, Claire sait que son monde, un monde qui s’est répété sur tant de générations, vit sa fin : les paysans ne s’en sortent plus. Cette génération est la dernière. Il faut s’en aller, changer radicalement de voie, quitte à se retrouver isolée, plongée en milieu au mieux indifférent, au pire hostile. Mais Claire est une battante : sur les bancs de l’école, déjà, elle s’acharnait à être la meilleure. Elle va continuer à l’université. La boursière qu’elle est, et qui travaille l’été dans une agence bancaire, n’a pas l’insouciance affichée par ses congénères. Elle mettra un an avant d’oser acheter un nouvel habit, presque une folie : un pantalon rouge. Elle se fait tout de même l’une ou l’autre amie, elle est invitée chez des parents dont la vie, la culture, les mœurs sont tellement à l’opposé de ce qu’elle a connu que ces visites, après la première gêne évacuée, en deviennent presque une fête.
Elle oublie peu à peu d’où elle vient. La distance s’installe. Elle rentre rarement au pays, et la famille vient encore plus rarement la voir. Mais alors que Claire traîne au musée du Jeu de Paume, place de la Concorde à Paris, elle voit passer par la fenêtre l’étape du jour du Tour de France. Et soudain tout revient : « L’enfance était là, ses étés ardents, le foin coupé, la touffeur des granges, et les maillots éblouissants de coureurs dont elle n’avait pas oublié le nom, Anquetil Merckx Poulidor Hinault. »
LIRE De Marie-Hélène Lafon aux éditions Buchet-Chastel, « Album » (110 p., 10 €) et « Les Pays » (208 p., 15 €).

samedi 15 septembre 2012

Le destin exceptionnel d'un homme normal

De prime abord, le livre est sans intérêt puisque, comme pour le Titanic, on en connaît par avance la fin : la défaite d’un camp, la victoire de l’autre. Et les médias ceux de l’image surtout, nous en ont livré chaque épisode, chaque anecdote, chaque froncement de sourcils. Et puis, le coup avait déjà été fait, en 2007, quand la voluptueuse et implacable Yasmina Reza n’avait pas lâché d’une semelle Nicolas Sarkozy durant sa quête victorieuse de l’Élysée pour écrire « L’aube le soir ou la nuit » ? A croire que le genre « journal de campagne » rédigé par un « véritable » écrivain, ça faisait chic. Plus crédible. Un genre compliqué, entre la nécessaire neutralité de l’observateur, et le danger de complaisance pour celui qui se glisse au cœur du dispositif.

Il faut croire qu’on en redemandait. Et, cette fois, c’est Laurent Binet qui s’y colle. Un choix a priori étonnant pour un jeune homme qui n’a que deux ouvrages à son actif, dont, certes, le très remarqué « HHhH » en 2012, Goncourt du Premier roman, mais, tout de même, bien moins expérimenté qu’une Yasmina Reza. A lui, donc, la lourde mission de mettre en scène l’éternel recommencement qu’est une élection présidentielle.
Ici, pour François Hollande, tout démarre lors des les primaires citoyennes. Le 20 juin 2011 : première rencontre entre le candidat à la candidature et l'auteur. Et bien sûr, la musique politique s’accommodant fort bien de ce genre de couac, rien ne se passe comme prévu : l'affaire DSK s'invite, et bouleverse la donne. Hollande devient le candidat des socialistes, bientôt le favori. Mais Sarko est une formidable «  machine à gagner ». Laurent Binet décrit, avec minutie, lucidité et beaucoup d’humour, l’ascension du futur président, en s’arrêtant évidemment beaucoup sur l’entourage, sur la cour qui se forme et s’agite autour de Hollande. On sourit souvent. On découvre un présidentiable à la fois au-dessus de la mêlée et bien installé les pieds sur terre, bosseur acharné, travailleur, diplomate. Un homme normal qui attend un destin exceptionnel.
LIRE « Rien ne se passe comme prévu », Laurent Binet, éd. Grasset, 307 p., 17 €.

On lit, mais on reste à distance

Philippe Djian
Chez Philippe Djian, la victime d’un viol, son personnage principal, est une executive woman. Avec Anne, rencontrée à l’hôpital un jour d’accouchement commun (la première a donné naissance, dans d’atroces douleurs, à Vincent ; le bébé de la seconde est mort-né), elles ont créé une florissante société de production audiovisuelle. Tout va bien, mais rien ne va. Avant même d’avoir été agressée, chez elle qui plus est, et par un inconnu cagoulé qui continue de la harceler téléphoniquement, le quotidien de notre working girl partait à vau-l’eau. Séparation avec le mari (Richard), hystérie avec la mère (Irène), incompréhension avec Vincent, ennui avec Robert (l’amant… le mari d’Anne). Heureusement, au milieu de ce marasme, surgit Patrick, le voisin, un cadre bancaire bien fade. En apparence, seulement…
Par l’écriture, la construction, la solitude qui englue les personnages, on pense beaucoup aux romanciers américains, à Michael Cunningham notamment. Aux toiles d’Edward Hopper, aussi. Malgré une thématique intéressante et d’actualité (la victime d’un viol est-elle en partie responsable de ce qui lui arrive ?), la mayonnaise ne prend pas. La faute en partie à un suspense factice, inutile.
LIRE « Oh… », Philippe Djian, éd. Gallimard, 240 p., 18,50 €.

Le sublime cauchemar de Christine Angot


Vous ouvrez un roman, vous le lisez, vous ne pouvez plus vous en défaire et, à la fin, quand vous le refermez, vous n’êtes plus tout à fait le (la) même. C’est cela la littérature. Une expérience, forte de préférence. Une circulation à grande vitesse, à haute tension, entre la raison, le cœur, les tripes, un truc à vous couper les jambes, ça doit être pour cela qu’on lit assis.
« Une semaine de vacances » de Christine Angot, c’est ça. De la littérature. Un engagement total d’un auteur au service de la vie, de la survie. Qui se sert d’un fil aussi ténu que solide pour tenir sa ligne, c’est son style. Qui se saisit de ce qui se trouve à portée de main (donc beaucoup d’elle-même) pour que nous soyons avec elle, absolument avec elle. Qui se rate, parfois. Qui se sublime aussi, comme ici, même si le sublime est un cauchemar. Et ce cauchemar s’appelle l’inceste, encore et encore, le thème clé du travail de la romancière.
Nous sommes en 1975 (nous le savons par les informations qui annoncent la mort de Franco). Un homme a loué une maison pour passer quelques jours avec une (très) jeune fille (sa propre fille ?). Cet homme semble respectable (il a une bonne situation, une femme, des enfants), érudit (il lit Le Monde chaque jour), bien élevé. En fait, il est tout le contraire. Il est pervers, grossier, manipulateur. Et ces mots ne disent rien de l’abjection de ses actes. Il aime utiliser, humilier, dégrader, usant de son charme damné pour transformer le corps d’une femme en pur objet (de plaisir). Cette adolescente qui n’a pas d’âge, mais qu’on devine avoir une quinzaine d’années, lui est totalement soumise (voir l’extrait ci-dessous), physiquement et mentalement. Elle l’admire, il la détruit. L’éternel enfer des bourreaux. On retient son souffle tant la description de ces jours, de ces heures, de ces minutes est méticuleuse, clinique, effrayante. Tout est mort, jusqu’à cet ultime espoir : s’en sortir par le langage.
LIRE « Une semaine de vacances », Christine Angot, éd. Flammarion, 138 p., 14 €.

jeudi 13 septembre 2012

Jeudi, les meilleures ventes



Romans

1. « Kaïken », Jean-Christophe Grangé, éditions Albin Michel, 23 €.
2. « Barbe bleue », Amélie Nothomb, éditions Albin Michel, 16 €.
3. « La liste de mes envies », Grégoire Delacourt, éditions J.C. Lattès, 16 €.
4. « Les lisières », Olivier Adam, éditions Flammarion, 21 €.
5. « Home », Toni Morrison, Christian Bourgois éditeur, 17 €.
6. « A découvert », Harlan Coben, éditions Fleuve noir, 19 €.
7. « Le trône de fer, tome 14 : Les dragons de Meereen », George R.R. Martin, éditions Pygmalion, 20 €.
8. « Une semaine de vacances », Christine Angot, éditions Flammarion, 14 €.
9. « Oh… », Philippe Djian, éditions Gallimard, 18 €.

Essais et documents

1. « Entre deux feux », Anna Cabana, Anne Rosencher, éditions Grasset, 17 €.
2. « Homo economicus : prophète (égaré) des temps nouveaux », Daniel Cohen, éditions Albin Michel, 18 €.
3. « Ta carrière est fi-nie ! », Zoé Shepard, éditions Albin Michel, 19 €.
4. « L’âme du monde », Frédéric Lenoir, NiL éditions, 18 €.
5. « La revanche des nuls en orthographe », Anne-Marie Gaignard, éditions Calmann-Lévy, 17 €.
6. « Rien ne se passe comme prévu », Laurent Binet, éditions Grasset, 17 €.
7. « La favorite », Laurent Greilsamer, éditions Fayard, 8 €.
8. « Le sel de la vie », Françoise Héritier, éditions Odile Jacob, 7 €.

SOURCE Ventes de livres en France du 3 au 9 septembre. Exclusivité Ipsos/Livres hebdo

lundi 10 septembre 2012

"Le pamphlet fasciste de Richard Millet déshonore la littérature"

J'ai lu ce texte d'Annie Ernaux paru dans le journal "Le Monde" du 10 septembre et, comme plus d'une centaine d'autres écrivains, je partage pleinement son avis.

"J'ai lu le dernier pamphlet de Richard Millet, Langue fantôme suivi d'Eloge littéraire d'Anders Breivik (P.-G. de Roux, 120 p., 16 €) dans un mélange croissant de colère, de dégoût et d'effroi. Celui de lire sous la plume d'un écrivain, éditeur chez Gallimard, des propos qui exsudent le mépris de l'humanité et font l'apologie de la violence au prétexte d'examiner, sous le seul angle de leur beauté littéraire, les "actes" de celui qui a tué froidement, en 2011, 77 personnes en Norvège. Des propos que je n'avais lus jusqu'ici qu'au passé, chez des écrivains des années 1930.
Je ne ferai pas silence sur cet écrit à la raison que réagir renforce la posture de martyr, d'écrivain maudit, qu'il s'est construite. Ou qu'il s'agirait là d'un délire, d'un "pétage de plombs" ne méritant pas une ligne. C'est dédouaner facilement la responsabilité d'un écrivain réputé pour savoir manier la langue à merveille.
Richard Millet est tout le contraire d'un fou. Chaque phrase, chaque mot est écrit en toute connaissance de cause et, j'ajouterai, des conséquences possibles. Traiter par le silence et le mépris un texte porteur de menaces pour la cohésion sociale, c'est prendre le risque de se mépriser soi-même plus tard. Parce qu'on s'est tu.
Je ne me laisserai pas non plus intimider par ceux qui brandissent sans arrêt, en un réflexe pavlovien, la liberté d'expression et le droit des écrivains à tout dire – on attend donc un "Eloge littéraire de Marc Dutroux" –, hurlant à la censure pour bâillonner celui ou celle qui, après avoir examiné de quoi il retourne dans cet opuscule, ose – quelle audace ! – s'interroger sur les responsabilités de son auteur au sein d'une maison d'édition.
Annie Ernaux (photo: C.Hélie/Gallimard)
Balayons d'abord la prétendue ironie du titre que, selon l'auteur, les lecteurs, bouchés à l'émeri, n'ont pas perçue. Et pour cause, elle n'y est pas et on en chercherait en vain une once dans la suite du texte. On soupçonne l'adjectif "littéraire" de n'être là que pour la douane – la loi –, comme la précaution liminaire, réitérée plus loin par deux fois, dans laquelle Richard Millet déclare ne pas approuver les actes d'Anders Breivik. Et pour se mettre solidement à couvert, il ne craint pas d'user d'un sophisme tellement aveuglant qu'il a ébloui ses défenseurs : 1. La perfection et le Mal ont toujours à voir avec la littérature ; 2. Anders Breivik, par son crime, a porté le Mal à sa perfection ; 3. Donc, je me pencherai sur "la dimension littéraire" de son crime. Inattaquable. Saluez l'artiste qui se flatte d'isoler et d'extraire d'un criminel de masse sa seule "dimension littéraire".
En réalité, il n'en est rien. C'est la littérature qui est ici au service d'Anders Breivik : en tant qu'elle est la pièce essentielle du développement de la thèse de Millet. Elle est enrôlée de force dans une logique d'exclusion et de guerre civile, dont la portée politique, à moins d'être aveugle, est flagrante.
Pour saisir la rhétorique perverse du dispositif mis en place par Richard Millet, on ne doit pas dissocier l'Eloge de Langue fantôme : Essai sur la paupérisation de la littérature. Il faut accepter de lire ce tableau ahurissant de la littérature contemporaine – française, européenne, américaine –, qui ne serait qu'insignifiance, indigence, niaiserie, "ordure romanesque". Cette "postlittérature" est le fruit, pêle-mêle, du multiculturalisme, de l'antiracisme, des droits de l'homme, de la "bien-pensance", qui font régner la terreur dans les sociétés démocratiques.
La vraie littérature, elle, est morte. Ce qui l'a tuée : "le repeuplement de l'Europe par des populations dont la culture est la plus étrangère à la nôtre", autrement dit, l'immigration non-européenne. Et, avec quelque précaution, tant le saut imposé à la raison du lecteur est énorme, l'auteur assène : "Le rapport entre la littérature et l'immigration peut sembler sans fondement ; il est en réalité central et donne lieu à un vertige identitaire." Par un autre coup de force, il fait de l'identité "l'enjeu de la littérature".
Ainsi l'immigré, qui est censé menacer "la pureté" – fantasmatique, elle n'a jamais existé – de la langue française, celui dont la mémoire est ancrée dans une autre culture, un autre héritage que le mien–- il vit dans les mêmes espaces, dans le même monde, mais cela Millet ne veut pas le savoir, ou l'accepter – donc ce non-Français de "souche", de "sang" serait en train de s'infiltrer dans mon imaginaire, mon écriture, de m'imposer sans que je le veuille des schèmes de pensée ? De me coloniser ? Je n'exagère pas, je feins seulement d'appliquer à moi-même ce que Richard Millet affirme, à savoir que les écrivains se trouvent "dans une situation néocoloniale inédite". Une déclaration incroyable dont la gravité devrait interpeller tous les écrivains.
Car ce qui est suggéré dans cet Eloge qui suit le tableau de ruines de Langue fantôme – dans une succession qui fait sens – est effrayant. Apparentant Breivik à un "écrivain par défaut", affirmant "la perfection formelle" de ses crimes et "la perfection de l'écriture au fusil d'assaut qui le mène au-delà du justifiable", Richard Millet se plaît à faire miroiter la supériorité performative du fusil sur la plume.
En l'occurrence, celle de Richard Millet s'est bel et bien mise au service du fusil d'assaut d'Anders Breivik, en attisant la haine à l'égard des populations d'origine étrangère, des musulmans vivant sur notre sol, en dressant des catégories de citoyens contre d'autres dans une trouble attente, voire espérance – du pire.
Oui, ce texte répugnant, comme le qualifie à juste titre Jean-Marie Le Clézio, est un acte politique à visée destructrice des valeurs qui fondent la démocratie française. C'est pourquoi, au lieu des questions effarouchées que lui posent les médias, il faut oser demander à Richard Millet : "Que voulez-vous ? La fermeture des frontières ? Le renvoi de tous ceux qui ne sont pas 'français de sang' ? Quel régime à la place de cette démocratie que vous haïssez ?"
J'écris depuis plus de quarante ans. Pas davantage aujourd'hui qu'hier je ne me sens menacée dans ma vie quotidienne, en grande banlieue parisienne, par l'existence des autres qui n'ont pas ma couleur de peau, ni dans l'usage de ma langue par ceux qui ne sont pas "français de sang", parlent avec un accent, lisent le Coran, mais qui vont dans les écoles où, tout comme moi autrefois, ils apprennent à lire et écrire le français. Et, par-dessus tout, jamais je n'accepterai qu'on lie mon travail d'écrivain à une identité raciale et nationale me définissant contre d'autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l'humanité.
Une jeune romancière, qui n'est pas d'origine européenne, m'a écrit ces jours-ci à propos du livre de Millet et de la tiédeur des réactions du milieu littéraire : "Comme je me sens, moi et mes enfants, visée par ces attaques contre le multiculturalisme et le métissage, je me dis que si ces idées devaient prendre corps et réalité, nous serions bien seuls." Il est encore temps d'agir afin que n'advienne jamais cette réalité, et pour commencer, d'appeler un chat un chat et l'Eloge littéraire d'Anders Breivik un pamphlet fasciste qui déshonore la littérature."
Annie Ernaux, copyright Le Monde.

vendredi 7 septembre 2012

Sexe, vidéo et… mensonges d’État

Le nouveau roman de Max Genève aurait pu s’intituler « Sexe, mensonges et vidéo » mais le titre avait été pris par Steven Soderbergh qui, en 1989, avait été découvert avec son premier film qui racontait la duplicité des hommes, et s’interrogeait sur le pouvoir des images. Max Genève fait de même dans « Virtuoses » (voir l'extrait), installant son intrigue entre l’Allemagne, le Moyen-Orient et sept villes des Etats-Unis, les mêmes (Boston en plus) et dans le même ordre que celles qu’on trouvait dans « Mes vies américaines », son recueil de nouvelles paru en 2003. Il faut croire, Max Genève en convient, qu’il n’en avait pas fini avec l’Amérique et, ajoute-t-il, « je me demande si j’en fini aujourd’hui. »
"Virtuoses" se termine le 11 septembre 2001
« Virtuoses », ce serait un mélange de Philip Roth et de John Le Carré. Le questionnement sur le sens de l’existence (et l’ironie du sort) couplé à une intrigue de haute précision dans les (hautes et muettes) sphères de la raison d’État. Des voix multiples se croisent, se répondent, pour mettre en scène un monde qui retient son souffle : celui de l’avant-11 septembre 2001. Un cinéaste européen, Peter Waltman, débarque pour la première fois aux States pour y réaliser un documentaire sur la jeune et célèbre violoniste Frederika Murray (qui finira bientôt dans son lit). Pendant ce temps, Willy Westermann, qui fut son coéquipier sur de nombreux tournages, est assassiné en Bavière.
Le tueur était un pro. La police cherche le mobile… qui pourrait avoir son origine au Moyen-Orient : Peter et Willy auraient-ils « filmé des scènes compromettantes pour de hauts responsables occidentaux de leurs rencontres avec des dirigeants arabes plus ou moins fréquentables ? » Evidemment, les services secrets américains, et autres officines, ne sont pas loin, un ancien de la CIA semble tirer certaines ficelles, les commissaires Lisa Eckmann et Ludwig Straub font leur travail, trop bien sans doute, leur enquête embarrasse le gouvernement allemand.
De tout cela, Peter a évidemment de nombreux échos, les policiers allemands traversent d’ailleurs l’Atlantique pour l’interroger. Mais il a d’autres préoccupations : il découvre l’Amérique. Il pensait garder de la distance, il n’en pense pas moins de ces impérialistes, et pourtant, il oscille rapidement entre fascination, admiration et dérision. Max Genève en profite pour glisser quelques remarques acides : on peut ainsi être démocrate dans l’âme, mais toujours voter républicain, « non par esprit de contradiction, mais parce que confier les rênes des affaires politiques aux pires individus était une garantie contre la déception ou le découragement. »
Qui sont alors les « Virtuoses » de Max Genève, la promesse du titre de son roman ? La virtuose au violon, c’est Frederika, prête à mourir pour sauver son instrument, un amati, « vestige de l’histoire de la musique ». Virtuose, chacun des personnages qui essaye d’avancer sans (trop) se perdre. Virtuose, enfin, ce pays incroyable que sont les Etats-Unis, mosaïque d’une vitalité étonnante, toujours porté à trop en faire. Virtuose, enfin, Max Genève lui-même qui donne à son vrai-faux thriller des allures d’opéra géopolitique, dans la maîtrise, l’empathie, la générosité.
LIRE « Virtuoses », Max Genève, Serge Safran éditeur, 400 p., 19,50 €.

mardi 4 septembre 2012

Enorme surprise au Goncourt !

Le jury du prix Goncourt a publié ce mardi sa première sélection de 12 romans... dans laquelle ne se trouve pas "Les Lisières" d'Olivier Adam qui faisait pourtant figure de grandissime favori.
Philippe Claudel, nouveau juré Goncourt
Voici les ouvrages sélectionnés par ordre alphabétique d'auteurs:
- Vassilis Alexakis "L'enfant grec" (Stock)
- Gwenaëlle Aubry "Partages" (Mercure de )
- Thierry Beinstingel "Ils désertent" (Fayard)
- Serge Bramly "Orchidée fixe" (JC Lattes)
- Patrick Deville "Peste et choléra" (Seuil)
- Joël Dicker "La vérité sur l'affaire Harry Québert" (Fallois)
- Mathias Enard "Rue des voleurs" (Actes Sud)
- Jérôme Ferrari "Le sermon sur la chute de Rome" (Actes Sud)
- Gaspard-Marie Janvier "Quel Trésor!" (Fayard)
- Linda Lê "Lame de fond" (Bourgois)
- Tierno Monenembo "Le terroriste noir" (Seuil)
- Joy Sorman "Comme une bête" (Gallimard)
Les jurés du Goncourt se réuniront de nouveau le 2 octobre à Paris. Le 30 octobre, ils devraient annoncer leur ultime sélection depuis le Liban, dans le cadre du Salon du livre francophone de Beyrouth, si la situation dans le pays le permet.
L'Académie Goncourt accueille cette année l'écrivain et journaliste au Monde Pierre Assouline, 59 ans, ainsi que le romancier et réalisateur Philippe Claudel, 50 ans. Ils ont succédé respectivement à Françoise Mallet-Joris, démissionnaire, et à Jorge Semprun, décédé en 2011.
Présidée par Edmonde Charles-Roux, l'Académie compte dix "couverts" et se réunit chez Drouant, sélect restaurant parisien. Les jurés décernent chaque année plusieurs prix, dont le plus convoité d'entre eux, le Prix Goncourt, attribué en 2011 à Alexis Jenni.
(avec AFP)

lundi 3 septembre 2012

Une spirale infernale


Le lycée, Didrie y fait acte de présence. Point barre. A 13 ans (c’est pas jeune pour être au lycée ?), son truc, c’est sa bande de potes, une dizaine, et leur goût immodéré pour l’alcool. Ça les rend stone, avec ça ils peuvent affronter le monde. Le sexe aussi est important, enfin surtout pour les garçons. Didrie, elle, ça l'intéresse pas de devenir une « femme », mais elle est quand même amoureuse de Frankie, 17 ans. Trop bien de s’évader avec lui sur sa moto. Hélas, défoncée la plupart du temps, on s’échappe de la réalité : quand avec Frankie ils s'amusent et que ce dernier lui laisse des bleus car Didrie n'a que la peau sur les os, elle dit que c'est son père qui l'a violée.
D’une écriture hypnotique, Jean-Marie Gourio nous entraîne dans une effarante spirale infernale. Il tient la chronique des peurs, des angoisses, des espoirs, des rêves, des contradictions de sa « sex toy ». On ne respire pas. Une expérience.

LIRE « Sex Toy », Jean-Marie Gourio, éd. Julliard, 209 p., 18 €.

Le coup de coeur de Jacques Bertho

Les Bolcheviques contre les « poux de l’ancien régime »

C’est l’histoire d’une longue agonie planifiée, d’une vaste entreprise d’Etat d’élimination : l’éradication par les Bolcheviques des « traîtres » tsaristes mais aussi de leurs familles. Enfants inclus…
Irina Golovkina (1904-1989)
On sait que les Rouges, en se libérant du poids du tsarisme pour instaurer la « dictature du prolétariat », vont produire un régime funeste au rythme de déferlements de terreur, d’assassinats, de procès truqués, de déportations, d’exécutions. Qui vont viser au fil des décennies et des campagnes de purges, des religieux, des scientifiques, des écrivains, des paysans, des Juifs... Mais d’abord les membres de l’intelligentsia tsariste, parfois condamnable, déphasée mais brillante.
« Les Vaincus » est un roman-fleuve qui raconte justement l’itinéraire-témoignage (aucun fait inventé, a assuré l’auteure) d’un cercle familial de nobles parmi tous les « poux de l’ancien régime » persécutés qui composaient cette intelligentsia  très patriote qui va être broyée. Des victimes qui vont subir mille brimades et ségrégations.
Un nom, le passé d’un parent, suffisent à se voir interdit d’emploi (puis accusé de ne pas travailler), interdit d’études, poursuivi, éliminé. Partout, des  « camarades conscients » (jolie formule pour désigner les délateurs) épient les « contre-révolutionnaires », jusqu’au sein des éprouvants appartements communautaires. Alimentés en informations… et mensonges, les gestapistes rouges de la Guépéou tissent une menace permanente, un « règne des ténèbres », « une épouvante froide et sinistre » : accusations, arrestations, folies staliniennes meurtrières, exils vers la misère absolue et la mort glacée sibérienne…
Irina Golovkina (1904-1989), excellente narratrice, fait remarquablement vivre et se débattre une foule de personnages dans ce livre rédigé dans les années 60. Evitant d’idéaliser les victimes dont elle raconte le quotidien souvent tragique, elle nous plonge dans leurs drames poignants, leurs tentatives de résister à la tourmente, de sauver leurs enfants, d’aimer, au fil d’un roman prenant, plein de souffle et d’émotion, aux accents d’épopée forte.

LIRE « Les Vaincus », Irina Golovkina, éd. des Syrtes, 1094 p., 45 €.

Là-haut, chaque jour est une victoire

Après « Elles vivaient d’espoir », Claudie Hunzinger revient avec le magnifique « La Survivance », hommage à son compagnon, aux livres, à la nature.


Sils et Jenny ont tenu une librairie. « Pendant quinze ans, le lieu avait répandu de la lumière, du rêve, de la fantaisie. » Ils auraient pu y passer le reste de leur vie. Hélas, le couple va être expulsé… et choisit de s’installer à la Survivance, une ferme en ruines qui leur appartient « parce que impossible à vendre ». C’est en effet « une chose déglinguée, une ancienne métairie au flanc d’une croupe sauvage, à plus de 900 mètres au-dessus de Kaysersberg ». Ils y avaient vécu en 1973, quelques mois seulement. Ils avaient vingt ans. Sils cherchait alors « le sens de sa position dans le monde. De sa putain de vie dans ce putain de monde pas prévisible, pas contrôlable, pas reconnaissable. » Jenny avait découvert là-haut « une chose bizarre et merveilleuse : toutes les journées étaient différentes et toutes les mêmes. »
Mais Sils et Jenny n’ont plus vingt ans. Ils ont traversé les années avec les livres, leur unique arme. Mais là-haut, comment vont-ils s’en sortir ? Ils débarquent à la Survivance avec leurs cartons de bouquins, leur ânesse Avanie et leur chienne Betty. Il faut se débrouiller avec les moyens du bord : la masure prend l’eau. Il faut apprivoiser la montagne : on pense y être seuls, mais les poules qu’on vient d’acheter disparaissent. Il y a beaucoup de monde sur ces terres, et notamment des cerfs, dont Jenny fait rapidement son miel quotidien (en plus de son potager).
« A la guerre comme à la guerre » devient la devise de Jenny : « si nous voulions nous en sortir, il fallait sortir de nous. Plonger direct dans les sensations, dans la peur, dans la joie, être aux aguets, se transformer en une boule de présence au monde prête à jaillir. Il y a quelque chose d’excitant, de suffocant dans la lutte pour la vie : plus d’écran entre elle et nous. On devient la vie. » Chaque jour est une victoire. On a renoncé à quelque chose de la vie d’avant, on a triomphé d’éléments défavorables, on s’est pris une nouvelle baffe. Le vent, la pluie, le vent, le gel, c’est un combat, magnifique.
« La Survivance », le livre, raconte justement, à sa manière (la fiction), le combat qu’a mené le couple Hunzinger, Claudie et Francis, pour apprivoiser Bambois, leur ferme au-dessus de Lapoutroie (voir le portrait de Bambois paru dans notre série « Lieux d’écrivains » le 17 août dernier). Claudie Hunzinger installe sa propre aventure dans un futur proche, un futur où, par exemple, le musée Unterlinden vient de brûler, entraînant dans le désastre le Retable d’Issenheim de Grünewald. Elle en profite pour rendre un triple hommage : au compagnon de sa vie (« Face à la vie, il était l’insurgé, moi, l’enchantée.), aux livres, à la vie sous toutes ses formes (végétale, animale, minérale).
Surtout, Claudie Hunzinger intègre avec ce roman la caste très fermée des écrivains-voyageurs. Oui, paradoxalement rivée à sa montagne et convoquant les éléments, l’air, l’eau, la terre, le feu, elle nous invite au dépaysement le plus fragile, à l’exotisme le plus brinquebalant. Son récit est flamboyant, poétique, à la fois vacillant et volontaire. Notre gros coup de cœur de cette rentrée littéraire.

LIRE « La Survivance », Claudie Hunzinger, éditions Grasset, 280 p., 18 €.