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vendredi 29 mars 2013

Dans les villes de grande solitude



Vingt-et-un monologues. Yasmina Reza, surtout célèbre pour ses pièces jouées à travers le monde (« Art », « Conversations après un enterrement », « Le dieu du carnage ») et pour le récit de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 (« L’aube le soir la nuit »), choisit aujourd’hui une forme hybride, mi-roman, mi-théâtre, pour raconter, comme elle sait si bien le faire, l’incompréhension, les catastrophes (presque) ordinaires, les persécutés et leurs bourreaux. Ils sont exactement dix-huit à prendre la parole (trois personnages interviennent en fait deux fois) et leurs récits entremêlent les destinées tragico-comiques de dizaines d’autres, enfants, proches, inconnus croisés dans la rue.
Certes – et ce sera là la seul reproche -, ces gens-là n’ont pas de soucis financiers. Ils sont tout occupés à ruiner leurs existences, pris dans cette impitoyable contradiction : comment oser (changer, évoluer, se libérer) sans prendre (trop) de risques. Comment vivre une vie singulière et, en même temps, se fondre dans la masse.
Comme à l’accoutumée chez Yasmina Reza, personne ne s’en sort indemne. Les gentils sont à baffer, les méchants sont idiots, les dragueurs pathétiques, les ados débiles, on en passe et des plus rageurs. « Heureux les heureux » (magnifique titre emprunté à Borges) est surtout un magnifique exercice de style autour de la solitude. Ces hommes et ces femmes crèvent de mariner dans le silence, même (surtout ?) s’ils vivent en couple. On brasse de l’air, on se rend important, mais, rien à faire, on s’ennuie, et pas qu’un peu.
Dominique Fabre
D’accord, le tableau n’est pas rose. Mais chaque portrait résonne incroyablement juste. Qui ne connaît les retours difficiles avec son conjoint, après un repas moyen-moyen chez des amis ? Qui n’a pas côtoyé cette famille « si parfaite » et qui se retrouve avec un « truc » insensé sur les bras, par exemple un enfant qui se prend – on veut dire : qui se prend vraiment – pour Céline Dion (voir l’extrait ci-dessous). Vingt-et-un monologues : autant de claques, orchestrées avec une maestria époustouflante, à la bien-pensance.
Dominique Fabre pourrait être le complément idéal à Yasmina Reza. À elle les gens de « la haute » et le vaudeville existentiel. À lui, les « gens de peu » (comme les définissait le regretté Pierre Sansot) et une tendresse immodérée pour leur survie au quotidien. Sa ville – vers la porte d’Ivry, au sud-est de Paris – est un village. Chaque passant anonyme est à ses yeux un individu. Unique. Un gamin qui part à l’école avec son sac trop lourd, un sans-abri qui installe sa nouvelle tente, la dame marocaine qui fume à sa fenêtre au 2ème étage de l’immeuble d’en face, le voisin qui cultive ses légumes mais ne les ramasse jamais, l’Africaine qui dort dans le photomaton du métro, des dizaines comme ça. En quelques lignes ou quelques pages, on s’attache, on s’attache drôlement.
Dominique Fabre a ce talent rare : il se rapproche tant des autres, il leur met la main dans le cœur, et il se sert de cette énergie pour rendre hommage, de sa belle langue mélancolique, aux inconnus que nous croisons sans les regarder. Après ça, on est amoureux de la Terre entière. Et pas moins lucide pour autant.

Jacques Lindecker
LIRE « Heureux les heureux », Yasmina Reza, éditions Flammarion, 192 p., 18 €.
« Des nuages et des tours », Dominique Fabre, éditions de l’Olivier, 152 p., 16 €.

Le coup de coeur de Jacques Bertho



Drôle de bonhomme, Erlendur : ce flic futé de Reykjavik, revenu en vacances dans la contrée déshéritée de sa jeunesse, tout au nord-est de l’Islande, s’est installé dans une maison abandonnée. L’homme est hanté par un drame de son enfance : la disparition jadis en pleine tempête, dans la montagne proche, du petit frère qui l’accompagnait.
La région sauvage et désertique a d’ailleurs été marquée d’autres disparitions ; et Erlendur, extrêmement têtu, se lance sur les traces presque effacées d’une jeune femme volatilisée il y a des décennies lors d’un ouragan de neige. Il va ainsi déterrer de vieilles tragédies et ressusciter des fantômes en même temps qu’il ravivera ses profondes blessures…
Indridason s’emploie à loisir – procédé classique - à faire trembler le mince fil du temps qu’essaye de remonter son enquêteur, une piste ténue fragilisée par la mort et l’oubli où chemine aussi le lecteur pris au jeu.
LIRE « Étranges rivages », Arnaldur Indridason, éd. Métailié, 298 p., 19,50 €.

vendredi 22 mars 2013

Ainsi s’en vont les âmes humaines



Anna a été agressée, violée, assassinée alors qu’elle faisait son jogging. C’est allé très vite : « Anna se débat au hasard, sa douleur cabotine quelques secondes, puis son cœur s’étouffe, pas le temps de pleurer car, bien vite, elle sait que tout ce qui vit ne l’aimera plus. » Elle avait quarante ans. Vivait seule. Elle venait de rencontrer quelqu’un. Son existence était sur le point de basculer vers le grand large. Au lieu de ça…
Sylvie Aymard
Il est temps de raconter Anna. Un roman familial bancal, avec son lot de drames et de silences. Du banal, mais fichtrement bien raconté, et écrit, par Sylvie Aymard, styliste hors pair, qui s’y connaît en formules qui déshabillent d’un coup ses personnages. Les parents d’Anna ont été restaurateurs, et sont aujourd’hui épiciers. Sa mère ignore le don, la tendresse : elle l’appelle la duchesse. Son père ne fait pas le poids face à cet iceberg, il est lâche, il est muet. Il est bon, sûrement, mais on ne le sait pas. Anna a eu deux frères. Le premier, Noé, est mort noyé alors qu’elle en avait la garde. La duchesse ne l’a pas supporté, Anna a été exilée à Paris chez Luce, une cousine, libre et étrange. Une chance. Le second, Edgar, onze ans de moins qu’Anna, a grandi dans les jupes de la duchesse, un vrai carcan. Majeur, il s’est dépêché aussi de monter à Paris. « Timide, très pâle, il semble sortir d’un bain moussant ». Et il se consume d’adoration pour sa grande sœur. Morte, à présent.
Ainsi vont et s’en vont les âmes humaines, entre les décisions à prendre et les accidents d’une vie. Sylvie Aymard en fait un formidable roman, tout en nuances et en cruauté. Emmanuèle Bernheim a, quant à elle, opté pour le récit autobiographique. Son père, forte tête s’il en est, a été victime d’un AVC. Il s’en remet, difficilement. Il a déjà survécu à pas mal de secousses, mais là, à 88 ans, il décide que c’est en trop. Il veut – car c’est le genre d’homme à exiger – que ses filles, Emmanuèle et Pascale l’aident à en finir. Euthanasie, le mot n’est pas lâché, mais c’est tout comme. Papa est décidé, rien de le fera changer d’avis. Ses filles, évidemment, ne sont pas prêtes à ça. Même si « ça » (entendre leur père parler de suicide) n’est pas nouveau (voir l’extrait ci-dessous).
Emmanuèle Bernheim
Emmanuèle et Pascale sont brusquement précipitées sur le pont d’un navire qui chavire. Qui coule, et elles se raccrochent à ce qu’elles peuvent. Les bouées de sauvetage sont les bras d’un amoureux, les paroles d’un ami, les pilules qui aident à mettre un pied devant l’autre ou à dormir. Il y a aussi cette dame qui vient de Suisse, car c’est là que c’est possible, c’est à Berne que leur père va s’en aller en douceur et pour toujours, cette dame qui parle si tranquillement de la mort, qui leur assure que « tout va bien se passer ».
On lit ces pages comme on ne devrait pas, comme la morale bien-pensante voudrait nous interdire de le faire : comme un roman d’aventures. Les rebondissements sont parfois si inattendus que la tragédie nous amène à sourire. Même la fin ne sera pas de tout repos. Mais là, les larmes seront de la partie.
LIRE « C’est une occupation sans fin que d’être vivant », Sylvie Aymard, éditions Grasset, 180 p., 14,80 €.
« Tout s’est bien passé », Emmanuèle Bernheim, éditions Gallimard, 208 p., 17,90 €.


mercredi 6 mars 2013

Jeudi, les meilleures ventes



Romans

1. « Demain », Guillaume Musso, XO éditions, 22 €.
2. « Un sentiment plus fort que la peur », Marc Levy, éditions Robert Laffont, 21 €
3. « Fifty shades, vol. 3 : Cinquante nuances plus claires », E.L. James, éditions Lattès, 17 €.
4. « Fifty shades, vol. 1 : Cinquante nuances de Grey », E.L. James, éditions Lattès, 17 €.
5. « Fifty shades, vol. 2 : Cinquante nuances plus sombres », E.L. James, éditions Lattès, 17 €.
6. « Belle et bête », Marcela Iacub, éditions Stock, 14 €.
7. « 22/11/63 », Stephen King, éditions Albin Michel, 26 €.
8. « La Vérité sur l’Affaire Harry Quebert », Joël Dicker, éditions de Fallois, 22 €.
9. « Je vais mieux », David Foenkinos, éditions Gallimard, 20 €.

Essais et documents

1. « Dans mes yeux », Johnny Hallyday, Amanda Sthers, éditions Plon, 17 €.
2. « Indignez-vous ! », Stéphane Hessel, éditions Indigène, 3 €.
3. « Jours de pouvoir », Bruno Le Maire, éditions Gallimard, 22 €.
4. « Moi, Zlatan Ibrahimovic », Zlatan Ibrahimovic, David Lagercrantz, éditions Lattès, 20 €.
5. « La France orange mécanique », Laurent Obertone, éditions Ring, 18 €.
6. « Histoire d’une femme libre », Françoise Giroud, éditions Gallimard, 18 €.
7. « Petite poucette : le monde a tellement changé… », Michel Serres, éditions Le Pommier, 10 €.
8. « La vérité sur le cholestérol », Philippe Even, éditions Le Cherche Midi, 18 €.

SOURCE Ipsos/Livres hebdo, ventes du 25 février au 3 mars 2013.

vendredi 1 mars 2013

Stephen King et le cours de l’Histoire



« 22/11/63 », un titre bien énigmatique, sous lequel se cache une commémoration : la date de l'assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Un demi-siècle s’est écoulé et Stephen King, le maître de l’intrigue retorse, se saisit de ce moment-clé du roman du peuple américain. On s’attend à un ample récit mêlant faits historiques, rebondissements spectaculaires et un brin de fantastique. Tout cela y est, et pas qu’un peu sur près de mille pages. Mais il y a là encore davantage. Un grand roman moral (sur l’idée de la deuxième chance) et politique. On sent un formidable travail de recherche, de documentation : la reconstitution des années 1958-1963 est nickel. On hume l'époque, les gens se baladent la clope au bec, la guerre froide bat son plein, on ne se préoccupe pas d'écologie, les voitures sont mythiques, les jupes sont droites ou à volants, le costume est de rigueur pour les hommes... et la ségrégation mine encore le pays. Une société qui crève dans des carcans d’un autre temps, où la violence est une ombre permanente, et qui va basculer le jour de l’assassinat de JFK.
Stephen King
Ce drame, Al Templeton, qui tient un « dinner » à Lisbon Falls dans le Maine en 2011, veut l’éviter. Il a trouvé un passage à travers le temps qui le ramène invariablement au 9 septembre 1958 à 11 h 58. A chaque fois qu'il le franchit, le compteur se remet à zéro et l'histoire reprend son cours, tout ce qui a été modifié lors du voyage précédent s'efface. Al se fixe comme mission de supprimer Lee Harvey Oswald avant que celui-ci ne tue le président Kennedy. Hélas atteint d’un cancer incurable, il convainc Jake Epping, prof d'anglais dans le lycée du coin, de faire le job. Stephen King nous glisse dans le pas de Jake, rebaptisé en 1958 Georges Amberson (un clin d’œil au fil d’Orson Welles, « La Splendeur des Amberson », où tout, comme ici, n’est qu’apparence, illusion ?). Au passage, Jake se rajoute comme objectif d'éviter un drame familial, le massacre par un père de ses enfants et de son épouse, une folie qui laissera un seul survivant, un garçon, grièvement blessé… devenu en 2011 le concierge du lycée où travaille Jake et surnommé par les élèves « Harry-Haro-Crappy-Crapaud » à cause de sa démarche claudicante.
Évidemment, toucher au passé entraîne des conséquences plus ou moins graves. Le fameux effet papillon. Et Stephen King décrit les résistances, les harmonies que l'histoire met en place, la « ligne de partage des eaux ». Jonglant des événements, des anecdotes, des personnalités de ses personnages, il ne se perd jamais et nous offre un récit aussi dense que limpide, à la fois noir et lumineux. Sous les habits du roman, il nous donne une subtile - et même optimiste - analyse de ce que pourrait donner le changement a postériori. Incroyable et inattendu Stephen King : sous le suspense, implacable, il nous enjoint à devenir meilleurs ! C’était déjà son credo dans « Dôme », son énorme roman paru l’an dernier. On lira encore le plus prolifique des auteurs US deux fois cette année avec, en juin, « Joyland », une histoire de meurtre dans un parc d'attraction ; puis, en septembre, « Doctor Sleep », la suite du célèbre « The Shining ».
LIRE « 22/11/63 », Stephen King, éditions Albin Michel, 944 p., 25,90 €.