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vendredi 25 octobre 2013

Les choix de Pierre Maenner

Asperges

Avec des centaines de ficeleurs qui font de même, Cheng ficelle des bottes d’asperges à la chaîne dans son lointain pays. Il est champion dans ce domaine. Il ne sait pas lire mais il s’y entend pour compter. Il ne comptait pas quitter ses champs d’asperges et les siens. Mais un jour il est enfermé dans un conteneur et emporté au diable. Il découvre un monde nouveau, un monde qui ressemble fort au nôtre, où le mot d’ordre est de consommer à tout va. Là, on ne consomme pas que des asperges par les deux bouts, on consomme des médicaments, on consomme de l’information, on consomme des voyages par n’importe quel bout. Et quand on part en voyage, l’important n’est pas de choisir sa destination, l’important est de payer le prix le plus bas. C’est le royaume du bonheur bas de gamme et de l’attrape-nigaud. Très joli conte, à peine prémonitoire, sur le monde qui compte et finalement ne compte pas.
LIRE « Le monde selon Cheng », Stéphane Reynaud, éd. Intervalles, 91 p., 14 €.



Carcasses

Soutine et Rembrandt ont-ils mis autant de souffrance dans leurs bœufs écorchés, leurs volailles pendues ? Autant de désespoir devant la déchéance des corps et l'inconsistance des vies ? 180 jours, six mois, c'est le temps accordé à ces milliers de porcs dans la pénombre de l'élevage. Pour la cause d'un séminaire, un universitaire plonge dans leur enfer. Conception, gestation, maternité, post-sevrage, engraissement, l'industrie de la viande. Des bêtes succombent à la folie, certaines se suicident ou sacrifient leurs petits. Les hommes et les femmes qui les entourent, aussi. Il y a de l'humain dans l'œil d'une truie. Et quand les camions partent pour l'abattoir qu'ils appellent L'Outil, la patte qui dépasse est insoutenable. Histoire horrible emportée par un grand dernier souffle. Vaut-il mieux végétarien que carnivore ? Ce n'est même pas la question. Celle qui vient : y a-t-il moyen de vivre une fois qu'on sait ça ?

LIRE « 180 jours», Isabelle Sorente, éd. JC Lattès, 460 p., 20 €.



Au service du culte
Magouille, embrouille, carabistouille et repaires de couilles. Ouille ouille et cornegidouille, c’est Rabelais dans Sodome et Gomorrhe ce truc-là. A titre d’avertissement au lecteur, une couverture racoleuse où cohabitent la croix et le croissant, l’auréole et les aréoles et le goupillon en érection pour la bénédiction. A l’intérieur, ça tire dans toutes les directions. Introduction : une affaire de tournages pornos, ça tourne mal et on pénètre dans le vif du sujet. Développement : le branle-bas d’une petite société bourgeoise et provinciale partie pour s’embarquer dans une neuvième croisade (voler au secours de la civilisation catholique menacée par la poussée coranique). On frôle par moments le verset satanique, mais ces tartarinades sont à prendre à la rigolade. Conclusion : n’entrer dans cette histoire qu’à condition de ne rien croire et surtout pas pour boire le calice jusqu’à la libido.
LIRE « Le pourboire du Christ », Ludovic Roubaudi, éd. Le Dilettante, 320 p., 20 €.



Les choix d'Anne Vouaux



Le masque est lisse et le jeu bien rôdé : la quarantaine à peine passée, MR Neukirchen a un chauffeur, du personnel de maison, une vie sociale en vue et enviée : elle est présidente d’une prestigieuse université américaine et prend cette responsabilité à cœur. Au tréfonds de ses souvenirs de petite enfance, sa vie privée est bien enfouie. Personne ne sait rien de son amant secret, rien de son enfance auprès de parents adoptifs. Il faut un vêtement d’enfant chiffonné sur la route d’un congrès pour la plonger dans les abîmes de sa conscience, quand, à l’âge de 5 ans, elle fut abandonnée par sa mère dans la boue. Alors, Mudgirl, la fille de la boue, devient peu à peu Mudwoman. La carapace se lézarde, les doutes font vaciller, les questions restées sans réponse ébranlent. Remuer le passé permet-il de revivre ?
Un portrait de femme tendu à l’extrême, absolument hypnotique, captivant de la première à la dernière ligne.
LIRE « Mudwoman », Joyce Carol Oates, éd. Philippe Rey, 563 p., 24 €.



À 17 ans, elle vit au son du bourdonnement régulier de la machine à coudre, toute la journée. Jeune paysanne chinoise d’aujourd’hui, Mei avait l’intelligence pour poursuivre ses études, mais il fallait payer les études de son grand frère. Alors elle est allée à l’usine ; alors, elle accepte son sort : un dos cassé sur une machine qui vomit des milliers de chemises identiques. Pour autant, elle ne se résigne pas à courber l’échine face aux brimades injustifiées. À 17 ans, elle découvre l’amour fou, qu’il faut vivre en cachette. Un amour romantique qui la porte, lui ouvre des mondes et des espoirs. Mais l’amour n’est pas fou : il ne fut peut-être même pas. À 17 ans, la petite Mei peut encaisser les rythmes infernaux de l’atelier. Mais pas une désillusion amoureuse. Quand Mei redresse la tête, c’est pour en finir. Un premier roman à lire comme une fable, une chute à relire comme un classique.
LIRE « La fabrique du monde », Sophie van der Linden, éd. Buchet-Chastel, 156 p., 13 €.



Troisième volet de la « Trilogie du Caucase » entamée avec l’excellent « Caucase Circus » (qui vient de sortir en Babel), « La gloire n’est plus de ce temps » de Julia Latynina - journaliste politique très critique envers le régime russe actuel - est encore plus sombre que les deux précédents opus, mais non exempt d’humour : ça canarde sec, dans cette palpitante tragédie contemporaine mêlant religion, amour, pouvoir et corruption.
Zaour, le président d’une petite république du Caucase, se fait dégommer pour avoir voulu faire entrer sa région dans l’ère moderne autrement que par la loi du flingue, en l’occurrence par la construction d’une plateforme gazière. Montagnard austère entré dans la religion de la gâchette, son frère va débusquer les suspects dans les moindres fourrés, aidé par le Russe Kirill, consultant technique « mais pas que », dont les principes passent fissa à la moulinette sanglante.
LIRE « La gloire n’est plus de ce temps », Julia Latynina, éd. Actes sud, 543 p., 23,80 €.



Impossible de résumer la vie de Nombeko, fillette d’un ghetto sud-africain chargée de vider les latrines publiques, devenue adulte encombrée d’une bombe atomique en Suède, tant les rebondissements foisonnent dans le nouveau roman de Jonas Jonasson. Enfermée au service d’un ingénieur ignare auquel elle demande une nouvelle brosse à récurer en échange de la réponse à une équation nucléaire, l’analphabète Nombeko est parfaite de sang-froid parmi ses compagnons déjantés qui vont la propulser dans les sphères de la diplomatie internationale : des frères jumeaux au prénom identique, une anarchiste colérique, le président chinois Hu Jintiao, le roi de Suède et son premier ministre, un potier parano…
Ceci est un conte de fées à l’usage des moyennes (et grandes) personnes, qui aurait sans doute plu au Vernon Sullivan/Boris Vian de « Elles se rendent pas compte », et on s’en délecte comme tel.
LIRE « L’analphabète qui savait compter », Jonas Jonasson, éd. Presses de la cité, 476 p., 22 €.