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vendredi 31 octobre 2014

Le coup de coeur de Nicole Bouisset



Arrêt sur image : un métro toulousain, une jeune noire molestée par un homme à la dérive,  et, tapis dans leur silence aveugle, des témoins de la scène. Mais grâce à une femme, l’imminence du danger s’évanouit et l’histoire commence… Rien dans ce court et beau roman écrit à fleur de peau n’est superficiel : ni les portraits touchants des quatre jeunes vies blessées dans leur âpre quête de sens, ni la manière dont ils créent leur nid, leur refuge, dans un monde sans repères, avec, pour improbable ami, leur voisin âgé, amoureux désenchanté. Car le ciment même de leur tendre et solide lien du cœur sera leur respect du jardin secret et une main tendue par-delà la souffrance.  Mais quand la violence de la triste banlieue les aura rattrapés ? Même si l’on n’oublie rien, « se répéter qu’il y a tout à craindre des gens et des jours, des jours et des gens, sauf…»
LIRE « Sauf quand on les aime », Frédérique Martin, éditions Belfond, 220 p., 18 €.


Turpitudes barbouzardes



Sous ses airs de M. Dupont discret-chic, Berthet est un impitoyable tueur au service de l’Unité, une officine française clandestine d’élimination physique de « gêneurs » politiques. Il a un autre secret : il aide depuis des années, sans qu’elle le sache, une jeune franco-sénégalaise issue des cités et appelée à un brillant avenir. Mais l’Unité veut faire disparaître Berthet car il en sait trop sur les « tours de magie barbouzarde » de cette organisation. Berthet songe alors à engager Martin Joubert, un écrivain peu connu, pour lui transmettre des confidences explosives. De quoi ébranler notre Ve République passablement bananière et nettement déliquescente, où la fille du fondateur du Bloc Patriotique pourrait bien tirer les marrons du feu (pas le pe(i)n(e) de chercher loin pour saisir l’allusion)…
Jérôme Leroy mène d’abord fort bien son polar, qui s’alourdit à vouloir – louable intention – démontrer et dénoncer.
Jacques Bertho
LIRE « L’Ange gardien », Jérôme Leroy, éd. Gallimard, 332 p. 18,90 €.

vendredi 24 octobre 2014

Ici ou ailleurs, l’espoir des invisibles



Ils (ou elles) sont partout. Au musée, au supermarché, à la banque, à l’entrée d’un bar. Les gardiens. Omniprésents et invisibles. Nous ne sommes pas censés entrer en contact avec eux, mais quand l’impensable se produit, ce n’est jamais agréable : ils nous empêchent d’entrer dans le magasin qui va fermer dans deux minutes, ils nous interdisent de prendre une photo de notre chanteur préféré, ils nous arrêtent dans nos chants pour fêter l’anniversaire d’un copain.
Gauz
Gauz – c’est le nom qu’il s’est choisi, à l’état civil il s’appelle Armand Patrick Gbaka-Brédé – a été l’un d’entre eux. Vigile au Camaïeu Bastille et au Sephora des Champs-Élysées, il raconte dans « Debout-payé » cette odyssée immobile du gardien dont les yeux saisissent d’innombrables indices, cruels, caustiques, pathétiques

qui brossent un paysage sans concessions de l’humanité en représentation. Chronique d’une part superficielle de notre époque, qui en dit bien plus long que l’apparente légèreté des anecdotes.
Mais « Debout-payé » est bien davantage qu’une litanie, aussi cinglante soit-elle, de choses vues/entendues/pensées : c’est aussi, à travers le récit (très autobiographique) d’Ossiri, l’étudiant ivoirien sans papier atterri en France en 1999, l’histoire de l’immigration africaine vers la France par le prisme de trois générations, les « pionniers » des années 60, « l’âge d’or » des années 90, et les années de fermeture après le 11-Septembre 2001 : « avec ce qui se passe à New York, je peux t’assurer que les Blancs vont reprendre les choses en main. Il y aura désormais des choses à vraiment surveiller, des intrus à intercepter, des sites à réellement sécuriser […]. Ils vont regarder nos papiers à la loupe avant de nous permettre de nous mettre debout devant n’importe quelle enseigne de merde. »
Gaëlle Josse
New York encore avec le nouveau, et très beau, roman de Gaëlle Josse. Nous sommes le 3 novembre 1954. John Mitchell, le directeur du centre d’immigration d’Ellis Island, ce lieu qui aura vu passer plus de douze millions d’immigrants venus de toute l’Europe, reste seul pour fermer définitivement son établissement. Il tient le journal de ces heures, et se souvient des quarante-cinq années durant lesquelles il n’aura fait que son devoir sur ce petit coin de terre à quelques encablures de Manhattan, affairé à faire de son mieux pour gérer son antichambre du rêve américain. Il en a vu défiler tant à Ellis Island, des candidats à la nationalité US, « dignes et égarés dans leurs vêtements les plus convenables, dans leur sueur, leur fatigue, leurs regards perdus, essayant de comprendre une langue dont ils ne savaient pas un mot. » Il y a aussi perdu l’amour de sa vie, sa « douce Liz », emportée par une épidémie apportée par l’un ou l’autre bateau.
John Mitchell aura été l’un de ces invisibles, indispensables à la bonne marche du monde, de ceux que l’on oublie de remercier, et de ceux qui, à force d’avoir été transparents, ne savent plus comment reconquérir leur existence. Comment rester en vie, c’est-à-dire oser, faire des choix, aller de l’avant, quand on n’a fait qu’obéir et se soumettre ? Oui, comment rester en vie ?
LIRE « Debout-payé », Gauz, éd. Le Nouvel Attila, 174 p., 17 €.
« Le dernier gardien d’Ellis Island », Gaëlle Josse, éd. Notabilia, 170 p., 14 €.

vendredi 17 octobre 2014

Reconnaître un individu dangereux



« L’humanité est dans le pétrin. » Ce n’est pas moi qui le dit, mais Carlo Maria Cipolla. C’est même la première phrase de ses « Lois fondamentales de la stupidité humaine », rééditées aujourd’hui avec de fabuleuses illustrations de Claude Ponti. Mais un mot d’abord sur l’aventure de ce livre-culte. En 1976, Carlo M. Cipolla, un célèbre historien italien qui enseigne alors à Berkeley, en Californie, décide, pour s’amuser, d’écrire ce petit opuscule, et de l’offrir à ses amis. On se le prête, le bouche-à-oreille fait (lentement) son chemin. En 1988, Cipolla accepte enfin que le livret soit traduit en italien. Puis bientôt dans le monde entier, avec un énorme succès. La France le découvre en 2012, avant cette nouvelle édition illustrée par Claude Ponti, orchestration en quatorze dessins des figures du crétin, à la fois drôles et pathétiques.
Car ces lois, pour universelles qu’elles soient, appartiennent évidemment au genre « pseudo-scientifique ». Une dose de bon sens, une dose de rhétorique emberlificotée, et un bon éclat de rire à chaque page. Un guide « visant à détecter, à connaître et peut-être à neutraliser l’une des plus puissantes forces obscures qui entravent le bien-être et le bonheur de l’humanité » : les gens stupides. En cinq lois fondamentales et quelques intermèdes techniques, Cipolla va nous expliquer que « l’humanité se divise en quatre catégories : les crétins, les gens intelligents, les bandits et les être stupides », tout en démontrant la puissance de la stupidité et donc notre incapacité à lutter. Jubilatoire mais désespérant.
« Mademoiselle », l’héroïne du « Triangle d’hiver », le nouveau roman de Julia Deck est-elle stupide ? Parfois, oui (et donc dangereuse). Parfois, non. Parfois elle se révèle stratège, manipulatrice, enjôleuse… ou, plus prosaïquement, Marie-couche-toi-là pour obtenir sur le champ ce dont elle a envie (et donc dangereuse aussi). Les contraintes de l’existence l’épuisent : travailler, gagner sa croûte, patienter, construire. Elle voudrait larguer les amarres, comme ces paquebots qu’elle observe depuis son appartement au Havre.
On la retrouve à Saint-Nazaire, car on ne peut rester longtemps dans la même ville quand on vit de menues escroqueries. Là, elle rencontre un ingénieur, l’Inspecteur (qui inspecte les navires avant leur mise à l’eau). Elle lui dit s’appeler Bérénice Beaurivage (en fait, le nom du personnage d’Arielle Dombasle dans le film « Pauline à la plage » d’Éric Rohmer), s’autoproclame écrivain. L’Inspecteur a beau être calé en bateaux, il est truffe en amour et en littérature, il gobe tout. C’est sans compte sur Blandine Lenoir, une journaliste également éprise de l’ingénieur, et qui voit clair dans le jeu opaque de sa rivale. Triangle amoureux, triangle pervers, où chacun à son tour est le dupe de l’autre, on danse en rond, Julia Deck mène le bal, en virtuose des sentiments égarés. Car Mademoiselle, pour cynique et acrobate qu’elle soit, est d’abord une enfant perdue. Un personnage qu’on n’est pas prêt d’oublier.
LIRE « Les lois fondamentales de la stupidité humaine », Carlo M. Cipolla, illustré par Claude Ponti, Puf éditions, 96 p., 16 €.
« Le triangle d’hiver », Julia Deck, éditions de Minuit, 176 p., 14 €.

vendredi 10 octobre 2014

Robert Sabatier, la gloire et les chagrins



Le grand public l’a découvert avec « Les Allumettes suédoises », le premier des huit volumes de la saga d’Olivier, un immense succès. Des millions d’exemplaires vendus à travers le monde. Robert Sabatier, lui, aurait préféré être reconnu pour sa poésie. Il était membre de l’Académie Goncourt, éditeur, critique littéraire. On découvre dans ses Mémoires, joliment et tristement intitulées « Je vous quitte en vous embrassant bien fort », qu’il a également été typographe, maçon, jardinier, boxeur, comptable, décorateur.
Dans ses moments de solitude, Robert Sabatier, disparu en juin 2012, jetait un regard en arrière : « enfance orpheline, adolescence chagrine, la douleur de ce premier mariage détruit, la séparation d’une partie de ma chair, les années de travail ingrat, puis cet effarant, presque scandaleux succès. » Abrité derrière son éternelle pipe, il cachait en effet de profondes douleurs. Il avait démarré son existence tout en bas de l’échelle, dans des conditions dramatiques avec la mort de ses parents, disparus chacun un 1er mai, à quatre ans d’intervalle. À l’âge de douze ans, le gamin de Montmartre avait découvert un matin sa maman foudroyée par une crise cardiaque alors qu’il avait dormi à ses côtés.
Il est alors recueilli par son oncle, et mis au travail dans l’atelier de typographie de ce dernier. Dès 1939, il imprime lui-même ses poèmes sur des chutes de papier… Bientôt, les poèmes sont remplacés par des tracts contre l'occupant. Le jeune Robert va bientôt s'intégrer à un maquis local en Auvergne, là où habitent ses grands-parents. À la fin de la guerre, c'est la démobilisation et une nouvelle existence marquée par un mariage raté avec la fille d'un industriel de Roanne.
Retour à Paris en 1950. Le jeune homme se partage entre un job aux Presses Universitaires de France, et les cercles poétiques de la Rive gauche. Il apprend à écrire, à bannir les clichés. Ses amis lui conseillent de se lancer dans le roman, alors que, à ses yeux, la grande affaire de sa vie est  la poésie. Puis un jour, il rentre chez lui avec une jeune fille qui refuse ses avances, mais se jette sur ses cahiers pour les lire. La jeune fille se nomme Christiane Lesparre, et ils vivront ensemble pendant cinquante-deux ans, jusqu’à la mort de la romancière qu’elle était aussi. Il ne l’appelait pas sa femme, « car le possessif nous gêne ». Et si on la présentait comme Madame Robert Sabatier, elle répondait sèchement : « J’ai un prénom, les chiens en ont bien un ! » Bref, un sacré tempérament, versatile, souvent insupportable, imperméable au succès de son mari, persuadée même que sa notoriété était « une usurpation ». Quand Robert est élu à l’Académie Goncourt, elle lui envoie : « Et voilà que tu vas juger les autres… tu as tout trahi : moi, toi, ton idéal de jeunesse… ». Et pourtant, malgré les crises, elle demeurera « sa compagne de toujours », il écrit même : « Je suis bien avec elle, je ne vis que pour elle. » Ensemble, d’ailleurs, ils le resteront même dans la mort, puisqu’ils sont enterrés l’un près de l’autre au cimetière Montparnasse, en face d’Albin Michel, l’éditeur de toujours de Robert Sabatier.
LIRE « Je vous quitte en vous embrassant bien fort », Robert Sabatier, éditions Albin Michel, 656 p., 29 €.


Robert Sabatier en quelques dates

17 août 1923 : naissance à Paris, à Montmartre.
1936 : employé dans l’atelier de typographie de son oncle et tuteur, après la mort de ses parents.
1943 : rejoint le maquis.
1953 : premier roman, « Alain et le nègre ».
1965 : directeur littéraire des éditions Albin Michel.
1969 : Grand prix de poésie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.
1970 : « Les Allumettes suédoises », premier tome de la saga d’Olivier.
1972 : élection à l'Académie Goncourt.
1988 : fin de son « Histoire de la poésie française » avec le 9ème volume.
1995 : « Les Allumettes suédoises », une trilogie télévisée composée des épisodes « David et Olivier », « Trois Sucettes à la menthe » et « Les Noisettes sauvages », réalisée par Jacques Ertaud.
2007 : « Les Trompettes guerrières », huitième et dernier tome des aventures d’Olivier.
28 juin 2012 : mort à Paris