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vendredi 21 décembre 2012

Vivre d’amour, plutôt que d’E.C.P.



Nous avons inventé la société parfaite. A chaque problème sa solution. Et pour tous les problèmes sans solution – la vie, la mort, l’amour – il y a l’oubli et la fête. » Le ton est donné. Yann Kerninon, qui avait déjà rué dans les brancards de la philosophie en 2009 avec sa nécessaire et jubilatoire « Tentative d’assassinat du bourgeois qui est en moi », remet le couvert avec « Vers une libération amoureuse. » Sa cible : l’E.C.P., l’Éponge Connerie Planétaire (fallait oser !), c’est-à-dire cette espèce de trou noir qui engloutit, brutalement ou insidieusement, nos désirs et les reformate. Qui fait que l’autre est « considéré comme une ressource consommable, à consommer et à jeter ensuite. » Qui transforme nos existences en un monument d’ennui, « de superflu, d’anecdotique et de vulgaire. »
Yann Kerninon
Ce monde d’aujourd’hui est, d’après Yann Kerninon, le monde de l’expérience. A savoir la quatrième époque de l’humanité, après l’économie de la matière première (épices, charbon, fer…), de la transformation (voitures, produits manufacturés…), et des services (hôtellerie, télécommunications…). Entre « sports extrêmes et voyages en calèches », nous sommes sans cesse invités à faire de nouvelles expériences. Autant d’expériences, d’après l’auteur, de la… non-expérience. Car, ce qu’il appelle de ses vœux, et c’est tout le cri – attendrissant, enthousiasmant, parfois naïf, parfois bavard - qu’il lance dans son essai, c’est exactement le contraire : que notre existence repose sur « une réelle mise en danger, vraie source de plaisir, vraie rencontre de l’autre, de la vie, de nous-mêmes. »
Et le remède entre tous serait l’amour. L’Amour, avec un grand A, qui « recèle quelque chose de sacré qui nous impose de le respecter, de le cultiver, de lui rendre un culte, de ne jamais le négliger, de ne jamais le traiter à la légère. » Qu’il serait grand temps de réinventer car, en matière d’amour, de sexualité et de sentiment, nous en sommes restés au Moyen Âge. » A cette stagnation, une raison majeure : l’amour est une chose excessivement difficile. Possession, jalousie, violence nous dévorent. Les fantasmes sont des miroirs aux alouettes qui ouvrent sur le vide. La morale est synonyme de démission. Bref, que d’embûches !
Pour s’extirper de l’E.C.P. et réinvestir l’amour, Yann Kerninon propose (on résume, son argumentaire est bien plus complet) de se faire funambule et/ou dandy. Le premier parce qu’il accepte le déséquilibre, mêlant « l’intensité et l’exigence ». Ni fou, ni calculateur, « il vise les sommets sans jamais perdre de vue l’abîme et, pour y parvenir, inlassablement, pratique et s’entraîne. » Le second, le dandy amoureux, cherche à « dévoiler la vérité et la beauté de toute rencontre. » Loin de la médiocrité, de la consommation frénétique, de la peur (de perdre l’autre, par exemple, cette peur qui nous empêche d’aimer vraiment), la quête du dandy, c’est l’élégance, du sentiment comme du vêtement. « Inventer autre chose sans faire semblant. » Beau programme, non ?
LIRE « Vers une libération amoureuse », Yann Kerninon, éditions Libella-Maren Sell, 260 p., 19 €.

vendredi 14 décembre 2012

Des hommes pris dans la tourmente


La neige, la guerre. Chez Tierno Monénembo, nous sommes dans les Vosges. Et en Pologne chez Hubert Mingarelli. Des histoires à vous arracher le cœur.

« Vous avez tout de même entendu parler du bastringue que cela faisait en ces années-là à cause des Boches, des Ritals, des Bolcheviques, des Ingliches, des Yankees, et de tas d’autres gens qui, tous, en voulaient à la France, et avaient décidé, allez savoir pourquoi, de mettre l’univers sens dessus dessous rien que pour nous emmerder ? » Ces années-là ? 1939-45. Dans un « trou perdu des Vosges », à Romaincourt et sa centaine d’habitants, deux clans en fait où la haine le dispute à la consanguinité. Là, les Valdenaire père et fils, partis aux champignons, vont découvrir dans un fourré « une masse sombre et inquiétante ». Un « pauvre nègre, […] résolu et imperturbable comme tous ceux qui avaient décidé de s’en remettre au sort. »
On vous passe une kyrielle d’épisodes plus tragi-comiques les uns que les autres, mais ce « nègre » va survivre. Et même devenir une figure du village. Adopté en quelque sorte.
« Le Terroriste noir » est certes une fiction, écrite dans une langue chatoyante, bondissante, truculente, où une certaine Germaine, une enfant à l’époque des faits, raconte ce qu’elle sait et la part de mystère aussi. Mais Tierno Monénembo, l’auteur, prix Renaudot en 2008 pour « Le Roi de Kahel », s’est appuyé sur la véritable histoire d’un compatriote Guinéen, Addi Bâ, né vers 1916, adopté en France à l’âge de 13 ans et qui deviendra l’un des ces « tirailleurs sénégalais », ces « frères obscurs » comme les appelait Léopold Sédar Senghor. Des hommes qui se sacrifièrent pour un pays qui n’était pas le leur. Addi Bâ fut de ceux-là : trahi par on ne sait qui, la Gestapo finira par l’attraper. Par l’achever. Parce qu’il était noir, ce combattant de la France libre ne recevra la médaille de la Résistance qu’en 2003, soixante ans après son exécution…
Hubert Mingarelli
Les trois soldats du « Repas en hiver » d’Hubert Mingarelli  - franchement, un roman à vous arracher le cœur - sont, quant à eux, du mauvais côté de l’Histoire. Emmerich, Bauer et le narrateur font partie de l’armée d’occupation allemande en Pologne. Leur existence se limite à deux choses : lutter contre le froid et obéir au lieutenant Graaf, un officier qui leur mène la vie dure.
Tierno Monénembo
Les ordres sont un peu toujours les mêmes : il faut « fusiller ». Qui ? D’abord, on ne sait pas. Nos trois recrues n’en peuvent plus et, passant par-dessus la tête de Graaf, demandent et obtiennent une faveur de leur commandant : faire bande à part. Ils partiront à l’aube, sans avoir mangé, avec comme mission d’en ramener un. Un quoi ? Un Juif, un de ceux qui se terrent dans des trous creusés dans la forêt, un des rares à avoir survécu. La « chance » est de leur côté : ils en trouvent un. Mais, avant de reprendre le chemin du cantonnement, ils vont se préparer une soupe dans une ferme abandonnée. Là, ils vont être rejoints par un Polonais de passage, dont ils ne comprennent pas la langue. Et dont l’antisémitisme affiché va, contre toute attente, réveiller chez nos soldats un sentiment de fraternité vis-à-vis de leur prisonnier. Les voici face à une question qui changera, imperceptiblement mais fondamentalement, leurs vies : faut-il le ramener ou le libérer ? 
LIRE « Le terroriste noir », Tierno Monénembo, éd. du Seuil, 206 p., 17 €.
« Un repas en hiver », Hubert Mingarelli, éd. Stock, 138 p., 17 €.

vendredi 7 décembre 2012

Dannie et Lucie, entre présence et absence



Patrick Modiano et l’historienne Michelle Perrot, enquêteurs de l’intime, apportent un peu d’ombre et de lumière à leurs mystérieuses « héroïnes ».

Jean, mais ce n’est pas son vrai prénom, rencontre Dannie. Ils marchent dans les rues du sud de Paris, se rencontrent dans des cafés, vont à l’hôtel. La nature de leur relation ? On ne sait pas. Le savent-ils eux-mêmes ? On a le sentiment que Jean vit entre terre et ciel, on pourrait penser que Dannie le manipule. Et parfois non. Jean ne pose jamais de questions, il y en aurait tant à poser. Un jour, Dannie demandera à Jean de sonner à une porte. Et là, soudain, Jean se sentira « léger, oui, débarrassé d’un remords, de je ne sais quelle culpabilité, […] ce poids que nous traînions malgré notre jeunesse et notre insouciance. » Jean finira dans les bureaux de la Mondaine, où un certain Langlais l’interrogera sur ses fréquentations, sur Dannie, et sur ces hommes qui lui tournaient autour, qu’on qualifiera au mieux de mystérieux, au pire de louches. Et Jean va apprendre qu’un meurtre a été commis à l’adresse même où il avait sonné…
Patrick Modiano se frotterait-il au polar ? Sûrement pas. Une fois encore, le magicien des fragments intimes tente d’accommoder les restes du temps passé. « Le passé ? Mais non, il ne s’agit pas du passé, mais des épisodes d’une vie rêvée, intemporelle, que j’arrache, page à page, à la morne vie courante pour lui donner un peu d’ombre et de lumière. […] Ce sentiment que vous éprouvez  si vous contemplez longtemps une fenêtre éclairée : un sentiment à la fois de présence et d’absence. »
Patrick Modiano
On sent chez l’historienne Michelle Perrot le même acharnement à vouloir rendre justice aux traces, à ce qui a existé même si les témoins ne peuvent plus parler. Dans « Mélancolie ouvrière », elle met ses pas dans ceux de Lucie Baud (1870-1913), ouvrière en soie du Dauphiné, femme rebelle et oubliée. Plongée dans la documentation ou arpentant les lieux de Lucie, Michelle Perrot renoue les fils d’une existence à peine audible au milieu des grondements de l’Histoire et qui dit pourtant tellement sur l’humanité. Le parcours d’une gamine qui devient à l’âge de douze ans apprentie chez Durand frères, une soierie à Péage-de-Vizille. « Rapidement productives, les apprenties sont néanmoins peu ou pas payées ; pour un oui, pour un non, des amendes réduisent les gages convenus en principe avec les familles. […] Dans le mouvement incessant et le bruit assourdissant des machines, impossible de souffler. Au bout de journées excédant douze heures, les corps sont rompus. »
Michelle Perrot
Le 14 octobre 1891, Lucie Marie Martin épouse à Vizille Pierre Jean Baud, garde champêtre de la ville. Elle a 21 ans, lui 41. Il mourra en 1902, la plongeant dans le dénuement. « Paradoxalement (ou logiquement), cette disparition semble délivrer Lucie de la soumission à l’ordre républicain et patronal. Voici venu le temps de la révolte : quatre années d’une densité exceptionnelle. » Une vie de combats faite de hauts, quelques succès après des grèves extrêmement longues et dures, et des bas, les défaites, le découragement, une tentative de suicide. Lucie Baud meurt en mars 1913. Si tôt, comme épuisée par « la vie mouvementée de cette héroïne oubliée. »

LIRE « L’herbe des nuits », Patrick Modiano, éd. Gallimard, 182 p., 16,90 €.
« Mélancolie ouvrière », Michelle Perrot, éd. Grasset, 190 p., 11 €.

Nick Kent : le coup de coeur de Hervé de Chalendar



Peut-on faire confiance à un rock-critic qui considère que « Station to Station » est le meilleur album de Bowie alors que même un sourd de naissance sait que le choix se situe plutôt entre « Hunky Dory » et « Ziggy Stardust » ? Oui, parce ce que ce même type porte aux nues « Hejira » de Joni Mitchell, et que c'est effectivement l'une des plus belles choses entendues depuis l’invention des oreilles. Et surtout parce que ce rock critic, c'est Nick Kent.
©UlfAndersen
S’il y a un type qui connaît son sujet, c'est bien lui. Il n'avait qu'une petite vingtaine d'années qu'il était déjà compagnon de défonce d'Iggy Pop, de Led Zep ou des Stones avant de se faire démolir à coups de chaîne de vélo par Sid Vicious himself. On peut ajouter qu'il fut l'ex de Chrissie Hynde, future Pretenders. De quoi réécouter « Station to Station » de façon plus attentive...
Pigiste dans un fanzine, Nick Kent est débauché à 21 ans, en 1972,  par le New Musical Express. Il expérimente alors un « journalisme d'action », « dans la mêlée, participant aux événements pour en extraire l'essence et le traduire dans une nouvelle forme d'art... » Pas le genre à pointer à la rédaction de 8 à 17 h. Il deviendra l'un des acteurs les plus influents de ces seventies durant lesquelles tant de chef-d’œuvres ont été gravés et tant d'excès commis. Il sera, l’été 75, guitariste éphémère des Sex Pistols. Et finira en junkie SDF.
Son livre raconte sa traversée à hauts risques de cette décennie de l'enfer. Les cinq premières années racontent une ascension, les cinq suivantes une déchéance. Traduits par sa compagne Laurence Romance, ces souvenirs sont vraiment stupéfiants. S'il n'échappe pas à une certaine vanité (Kent aurait inspiré le « All The Young Dudes » de Bowie et le « Shine On You Crazy Diamond » du Floyd...), il livre un regard essentiel sur la dureté d'une époque dangereusement folle. C’est le complément nécessaire au déjà nécessaire « Life » de Keith Richards.
LIRE « Apathy For The Devil, Les seventies, Voyage au cœur des ténèbres », Nick Kent, éd. Rivages Rouge, 340 p., 21,50 €.

vendredi 30 novembre 2012

Les Belges, un peuple unique, à défaut d’être unifié



C’est une somme. Hénaurme, picaresque, fantaisiste, et curieuse de tout, culottée, l’œuvre d’un frappadingue qui aurait gardé la maîtrise entière de sa créature. Patrick Roegiers se prend pour le Frankenstein d’outre-Quiévrain, et son monstre à lui est ce roman insensé, passionnant, politique, ce « Bonheur des Belges ». Un titre en forme de provocation (et en forme d’hommage et de pied-de-nez au « Chagrin des Belges » de Hugo Claus) puisque, vu de chez nous, on se demande bien comment ces gens-là, Wallons et Flamands, pourraient être heureux, entre leur climat pourri, leur pathétique guerre linguistique, leur absence de gouvernement (record du monde, s’il vous plaît), leur Marc Dutroux, et on en passe des plus sinistres et des plus ahurissantes.
Et pourtant si, elle tourne, la planète belge. On ne sait pas trop dans quel sens, et ses habitants auraient une fâcheuse tendance à marcher sur la tête, mais bon, ça les met à part. Un peuple unique, à défaut d’être unifié. Pour Patrick Roegiers, c’est tout juste si sa Belgique n’est pas la terre d’élection de Prométhée, mais si, vous savez bien, le Titan qui, dans la mythologie grecque, donnait pouvoir à l’homme de se distinguer de l’animal, donnant le « feu sacré » à la race humaine. Le feu sacré, voilà ce qui semble animer ces êtres confus installés entre la Mer du Nord et les Ardennes.
Pour nous le prouver, avançant par rapprochements d’idées ou par associations de sons, Patrick Roegiers part d’un garçon de onze ans, sans prénom, sans famille qui va vivre toute l’Histoire de la Belgique en une seule journée. Fuyant Yolande Moreau (oui, la comédienne), il part à l’aventure. Attachez vos ceintures, ça va secouer : « Allons, dans mes bras, les amis. Tout est permis. Le spectacle est partout. Entrez dans la danse ! » On retrouve l’enfant à Waterloo, sur le champ de bataille, où il rencontre un Victor Hugo en charentaises. Puis il participe à la création de la Belgique, en 1830 au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Il visite l’exposition universelle de 58 (oui, 1958, ces six mois bénis où la Belgique fut le centre du monde) en compagnie de Renaud, Alard, Richard et Guichard, les valeureux jeunes gens de la chanson de geste médiévale « Les quatre fils Aymon ».
Ça ne se calme pas : notre héros gagne le Tour des Flandres cycliste. Puis il est envoyé dans les tranchées de la Première guerre mondiale sous le nom de Vilain Flamand (sic). Et meurt au combat pour n’avoir pas compris les ordres de ses supérieurs… francophones ! On croisera aussi Verlaine (et Rimbaud), ou le capitaine Haddock, ou le peintre Ensor au carnaval d’Ostende, ou le collabo Léon Degrelle… qui se prend pour Tintin, ou le photographe Nadar et son gigantesque ballon, « le Géant », qui inspirera Jules Verne pour « Le Tour du monde en 80 jours ». Et les figures contemporaines : Johnny Hallyday, Jean-Claude Van Damme, Arno, Sœur Emmanuelle, Maurice Béjart, Hercule Poirot, tant d’autres. Un index est fourni en fin d’ouvrage « pour distinguer le vrai, du vraisemblable et de l’invraisemblable. » Pour encore mieux dévorer cette somptueuse fresque sur ce fascinant pays, « un rêve qui reste un rêve ».
LIRE « Le Bonheur des Belges », Patrick Roegiers, éditions Grasset, 460 p., 22 €.