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vendredi 19 septembre 2014

La frontière de l'homme invisible


Haruki Murakami

« La plupart des gens pensaient que la vie de Tsukuru Tazaki avançait à un rythme fluide, sans problèmes particuliers. » À trente-six ans, il construit des gares à Tokyo, et son travail est apprécié. Il est en parfaite santé et, financièrement, il est à l'aise : il est propriétaire de son appartement, légué par son père à sa mort tout comme une coquette somme d'argent... et « il ne voit pas très bien comment dépenser son argent. » Il ne lui manque peut-être que quelqu'un à ses côtés, mais ce manque, justement, il ne l'a jamais connu. Quelques amourettes et puis s'en vont, d'un commun accord. Jusqu'à l'irruption de Sara dans sa vie. Sara qui sent que ce garçon d'apparence si simple recèle au fond de lui quelque chose d'inexprimé, quelque chose qui l'empêche de se livrer totalement, quelque chose qui l'empêche d'aimer. Sara qui va l'amener à se retourner sur son passé. Sur un événement en particulier : quand, à l'âge de vingt ans, ses quatre amis du lycée – avec lui, jusque-là, inséparables comme les cinq doigts de la main – se détournèrent de lui brutalement. Sans la moindre explication.
La blessure fut alors terrible. Durant six mois, il « vécut en pensant presque exclusivement à la mort. » Ses amis lui avaient claqué la porte au nez et il était bien incapable de se rebeller, d'exiger des réponses, et finalement de s'en remettre. Six mois sans appétit, sans goût, qui le transformèrent. Un matin, il se réveilla « autre ». Comme restructuré. Le jeune garçon un peu rondouillard était devenu « un jeune homme à la physionomie anguleuse, aux pommettes saillantes. Dans ses yeux jouait une lumière nouvelle. »
C'est ainsi que Tsukuru Tazaki traça sa route. À la piscine, il se fit un nouvel ami, Haida, un étudiant de son université. Ce fut une magnifique amitié, parsemée de grandes conversations, de bonne cuisine et de musique. Et le cauchemar recommença : Haida disparut du jour au lendemain, sans un mot, sans laisser d'adresse. Encore une fois, Tsukuru se retrouvait abandonné. Il devait s'en faire une raison : il n'était qu'un être incolore, vide, sans personnalité. Utile, comme l'indiquait son prénom (tsukuru signifie : faire, construire, bâtir, en japonais), bon professionnel, et c'était déjà bien. Mais, on l'a dit, une quinzaine d'années plus tard, il rencontra Sara. Et, avec elle, la possibilité d'un amour, d'une vie à deux. Il le voulait, elle le voulait, semble-t-il. Mais elle voulait aussi un Tsukuru débarrassé de ses fantômes. Il lui fallut aller à leur rencontre, au risque de la vérité...
Empoignant les hommes comme les paysages, Haruki Murakami ensorcelle littéralement le lecteur en l'engageant dans une succession de chemins, dont on ne sait jamais, tant ils sont à la fois tortueux et lumineux, où ils nous mènent. C'est une envoûtante guerre des nerfs, pour rappeler au final, et la leçon est d'une rare puissance, que « ce n'est pas seulement l'harmonie qui relie le cœur des hommes. Ce qui les lie bien plus profondément, c'est ce qui se transmet d'une blessure à l'autre. D'une souffrance à une autre. D'une fragilité à une autre. »
LIRE « L'incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage », Haruki Murakami, éditions Belfond, 368 p., 23 €.

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