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vendredi 27 septembre 2013

Deux coups de coeur de Jacques Bertho



C’est une mosaïque amère, grinçante, dramatique souvent,  un portrait pointilliste accusateur, sans concession : William March fait défiler, sans effets de manche, une kyrielle de bidasses américains partis, le patriotisme et la religion en bandoulière, pour la Grande Boucherie, en 1917.
Chacun de ces G.I. raconte un moment de « sa » guerre, un événement de rien ou gravissime, teinté de hasard surtout, d’héroïsme parfois, voire de tricherie… « La mort, la mort toujours recommencée » (Brassens), la voilà, qui fauche au détour d’une tranchée, d’une attaque, d’une corvée de barbelés ou de cuisine, à cause d’un ordre imbécile ou criminel, d’un coup de folie, d’un obus de gaz. Et basculent les destins, tombent les bidasses-pions, « trempés jusqu’à leurs pauvres os », zombies de boue et de poux. Voilà le visage hideux de toute guerre et la vraie réalité des blessures et des morts « glorieuses au champ d’honneur ».
LIRE « Compagnie K », William March, éd. Gallmeister, 230 p., 23,10 €.
 
Ornithologue menant des recherches en Guyane, Serge Feuerstein trouve… la mort. Un meurtre au cœur des immensités amazoniennes ? Ce drame sème l’émoi dans la petite communauté scientifique du département d’outre-mer. Les gendarmes s’efforcent d’enquêter en pleine jungle où sévissent trafiquants et autres garimpeiros, ces orpailleurs clandestins venus du Brésil et du Suriname qui détruisent et empoisonnent au mercure les précieuses forêts. Pour continuer leur exploitation hors-la-loi, des orpailleurs n’auraient-ils pas tué l’ornithologue ?
Ce polar bien mené permet de retrouver le capitaine Anato (cf. « Les hamacs de carton », même éditeur). L’auteur, ingénieur spécialiste de la biodiversité, a su donner de l’épaisseur à ses personnages en proie à des difficultés personnelles, nous emmener en pleine sylve tropicale, évoquer les problèmes complexes de la Guyane et  l’univers de la recherche naturaliste.
LIRE « Ce qui reste en forêt », Colin Niel, éd. du Rouergue, 381 p., 23 €.
 


Marie



Marie a créé une robe de miel. Marie expose à Tokyo. Marie ne veut plus vivre avec Jean-Philippe Toussaint. Deux mois sans nouvelles, elle n’appelle pas (lui non plus, d’ailleurs). Marie réapparaît, pour l’emmener sur l’île d’Elbe, où vient de mourir le gardien de la maison de son père. Sur l’île, une chocolaterie vient de partir en fumée, et un mystérieux squatteur occupe la maison familiale. Jean-Philippe suit avec peine le tourbillon Marie, qui semble « déambuler comme nue à la surface du monde » dans une successions d’instants, « ruban de vie éphémère, aérien, torsadé, vain et momentané. » Marie est « superficielle, légère, frivole et insouciante », mais Marie connaît le don unique de « l’harmonie entre soi et l’univers ». Et Marie est enceinte.
Une écriture enluminée, splendide, des questions essentielles, du dépaysement. D’où vient alors ce sentiment de ne jamais être concerné par « Nue » ?
LIRE « Nue », Jean-Philippe Toussaint, éd. de Minuit, 170 p., 14,50 €.

La solitude prépare la révolution



Dominique Paravel
Madame Guarcino, « est devenue encombrante pour tout le monde ». Alors, elle se venge à sa manière en mettant un rien de désordre dans le supermarché où elle fait ses courses. C’est sa révolte à elle, qui ne peut plus vivre décemment avec la pension de réversion de son mari. Elle n’est pas la seule à prendre de plein fouet la violence de notre époque : Angèle s’épuise à vendre des forfaits téléphoniques, harcelée par son superviseur ; la petite Violette se fait traiter de pauvre par ses « camarades » d’école ; Jean-Albert se détruit en détruisant d’autres existences, celles qu’il licencie pour le compte de sa multinationale ; Élisée se crève à transporter des « âmes assoupies » à bord de son bus. Ils sont si nombreux, une multitude, dont la fatigue, physique, nerveuse, morale, leur « tord les reins ». Ce sont les habitants de la rue Pareille, à Vaise, au nord-ouest de Lyon. « Un vieux quartier ouvrier en pleine rénovation. Un mélange improbable de genres. » Et au milieu de ces gens, Susanna, celle qui a grandi ici, « enfant mutique, adolescente intraitable », qui est partie à Paris, qui est devenue artiste plasticienne, et qui revient vendre la maison des parents, quitter à jamais ces lieux. Une de ses installations d’art contemporain a les honneurs d’une exposition au cœur de l’usine qui licencie : est-ce un hommage ou une trahison ?
Dominique Paravel, se mettant avec beaucoup d’humanité dans les pas de personnages à la fois surprenants et issus du quotidien le plus banal, raconte à quel point la solitude envahit cette société où nous sommes pourtant censés communiquer en permanence. En fait de communication, la brutalité, le contrôle, le vide ont remplacé le dialogue, l’écoute, la convivialité. Heureusement, semble-t-elle dire, les rêves et l’art échappent à la grande faucheuse de la mondialisation. Et encore…
Yannick Haenel
Même constat terrifiant chez Yannick Haenel : « On veut nous faire croire que le travail est la seule façon d’exister, alors qu’il ruine les existences qui s’y soumettent. » Jean Deichel, son anti-héros, « ce type de quarante-trois ans taciturne qui touche les Assedic et n’en fait socialement qu’à sa tête », a décidé de se mettre en marge de la société et de s’installer dans une R18 break. Là, chaque fois qu’il entre dans la voiture, « quelque chose se libère », un sentiment de légèreté, ce qu’il appelle « l’intervalle ». Ça lui va bien.
Peu à peu, son désœuvrement prend la forme « d’un refus tranquille » : il préfère « vivre à l’écart, avec peu d’argent, sans rien devoir à personne. » Mais l’ermite de la R18 reste au cœur de la cité, les humains l’entourent : des piliers de bistrot, les éboueurs du petit matin… e
t les Renards pâles, un groupe de sans-papiers masqués qui porte le nom du dieu anarchiste des Dogon du Mali, groupe qui défie l’ordre établi en France. Roman très ambitieux, politique au sens noble du terme, parfois trop insistant dans son message (ce qui nuit à la fiction), « Les Renards pâles » est un hymne à l’engagement, une gifle au prêt-à-penser économique et social. La promesse d’une prochaine révolution.
LIRE « Uniques », Dominique Paravel, Serge Safran éditeur, 168 p., 15 €.
« Les Renards pâles », Yannick Haenel, éditions Gallimard, 176 p., 16,90 €.

vendredi 20 septembre 2013

Résilience



Les grands fauves ne laissent pas s’échapper leur proie. Les trois fauves choisis par Hugo Boris (il y aurait pu en avoir bien d’autres) ont saisi leur époque et ne l’ont plus lâchée, craints, respectés, vénérés, haïs aussi. Danton, Victor Hugo, Winston Churchill. L’auteur, certes bien documenté, ne fait pas œuvre d’historien. Il cherche à comprendre le flirt de ces prédateurs avec la Mort. Tous trois se sont arrachés des traumatismes de leur enfance (Danton massacré par un taureau, puis piétiné par des porcs !), basculant du côté de la force. Boris Cyrulnik appellerait cela de la résilience.
Trois longues nouvelles, donc. Trois portraits en miroir, résolument inhabituels. Les parcours, les destins, les œuvres sont là, habilement tissés pour dire ce que les faits, la biographe seule ne sauraient expliquer. Ce qui aura permis à ces êtres de se rendre au-dessus de la mêlée, et de toujours mépriser la médiocrité.
LIRE « Trois grands fauves », Hugo Boris, éd. Belfond, 202 p., 18 €.


Aux enfants, le paradis ou l’enfer


Nicolas Clément

Une ferme isolée. Une famille – Marthe, douze ans ; Léonce, son petit frère ; leur maman – prend l’eau sous les coups du père. Il fut le « prince » de Marthe, il est maintenant son « ennemi juré » : « Chaque soir, je prie pour qu’il meure. Cependant, Maman répète C’est votre père, Et vous devez l’aimer. » Dans ce silence et cette violence, Marthe grandit dans un bonheur paradoxal, à donner, donner encore aux autres, à s’enivrer de la chaleur des bêtes, à s’étourdir des mots appris à l’école. Mais qu’il est difficile de se faire une place sans réponses à ses questions d’enfant : « J’aimerais savoir, pourtant, d’où je viens, de quel amour je suis née, si je serai, même une fois, l’endroit de quelqu’un. Papa dit Ça suffit les phrases à la con, Sors de table, Va nettoyer les outils. J’obéis. »
Les années passent. Florent, « d’une beauté sèche », arrive à moto et entre dans le cœur de Marthe, elle a seize ans. Papa cogne Maman une fois de trop, Marthe a dix-huit ans. Florent s’envole pour Baltimore, États-Unis, Marthe dans ses bagages, elle se lance dans les études, Maman disait « tu feras pour toi ce que je n’ai pas su faire, Élever un arc et viser large », elle a dix-neuf ans. Elle rentre en France pour assister à la reconstitution de l’assassinat de Maman, elle n’aurait peut-être pas du. Elle a vingt ans, les murs de la prison l’attendent.
Une découverte. La révélation de cette rentrée littéraire ? Nicolas Clément transfigure un sujet glauque (et qu’on a déjà pas mal lu) par  une écriture unique, tissant les mots avec une rare sensibilité et sensualité, quelque part entre Apollinaire et Jean Genet, affirmant haut et fort que la poésie met le feu au roman.
Une autre enfance, celle d’Emmanuelle Guattari. Là, ce n’est pas l’enfer, plutôt un paradis déglingué, elle est la fille de Félix, le psychiatre qui voulait que les soignants (et leurs familles) vivent au milieu des fous, ces Pensionnaires « avec le temps et l’air comme assis sur eux. L’air aussi dense que l’eau, l’air transformé en béton, comme l’eau se transforme quand on chute d’une certaine hauteur. » Ça se passait dans un château en Sologne, son parc, ses étangs, ses forêts. Un paysage des années 70 sur le point de basculer dans la modernité. Grandir entre le réel et « le reste, ce qui ne se voit pas dans le décor. […] Se laisser emmener dans une sorte de confiance douce et aimantée ; le curieux abandon. »
Bientôt, la clinique s’avère trop petite pour accueillir tout le monde. La famille emménage dans une tour d’une ZUP de la banlieue de Blois. Depuis, « la tour a été rasée ». Peut-on être nostalgique de lieux qui n’existent plus ? Par fragments, Emmanuelle Guattari papillonne dans les pleins et les creux de sa mémoire. Elle se fait joueuse, s’inventant même James, un frère qui « se bagarre beaucoup ». Comme si sa vie n’avait pas été insensée… On ne va pas lui donner tort : on n’en fait sans doute jamais assez pour « se sentir survivre, enfin, d’être encore là. »
LIRE « Sauf les fleurs », Nicolas Clément, éd. Buchet-Chastel, 76 p., 9 €.
« Ciels de Loire », Emmanuelle Guattari, 142 p., 13,80 €.