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vendredi 2 mai 2014

Le journal d’une femme sortie de sa chambre



À quoi reconnaît-on qu’un livre sort du commun ? Quand a-t-on envie de crier au chef-d’œuvre ? Quand les pages que nous sommes en train de lire vous attrapent et ne vous lâchent plus, quand ces mots semblent là pour toujours, au contraire de tant d’ouvrages de circonstance ou surfant sur des modes, alors oui, tout de même, on se dit qu’il faudrait se lancer, le clamer haut et fort : « Une enfance de rêve » de Catherine Millet secoue la littérature, secoue l’existence de son lecteur. Un récit admirable qui clôt la trilogie autobiographie de cette femme sortie de sa chambre, après « La vie sexuelle de Catherine M. » et « Jour de souffrance ».
Cette enfance de rêve ne fut pas un rêve d’enfance. Les parents se disputaient, se battaient (et se sépareront), la mère (et la grand-mère) disaient du père quand il avait bu : « Il peut bien crever ». Cette mère qui traitait sa fille de « sale petite gousse », Catherine mettra des années à faire le rapprochement avec le mot « gouine ». Alors pourquoi ce titre ? Parce que Catherine était (et reste) une « rêvasseuse », une gamine qui voguait en permanence sur des « pensées flottantes », où il ne s’agissait pas, comme on pourrait le penser, « de s'absenter du monde pour rejoindre un monde imaginaire, mais au contraire d'être hyper présent dans le monde, sensible au plus petit détail qui le constitue, au moindre phénomène qui le traverse ». Ça vous crée une personnalité, une sensibilité, « une étrange perception de temps ». Faut-il s’étonner après ça que Catherine Millet ait fait carrière dans le monde de l’art ? Elle peint merveilleusement, mais avec les mots. Ses traits sont cruels, acérés, comme celui qui caractérise Jeanne, la grand-mère : « une petite tête de guenon qui ne souriait jamais, le chignon maigre ».
Catherine Millet est née à Bois-Colombes le 1er avril 1948. La famille de cinq personnes (elle a aussi un frère, Philippe, dont le secret de la naissance pèse également) loge dans deux pièces, puis trois, dans un appartement avec deux grands balcons où la fillette joue à la marelle. Dans la rue, avec les autres enfants, elle n’a pas le droit, on ne peut y avoir que de mauvaises fréquentations. La grand-mère, « fille d’un coiffeur alsacien venu s’installer à Paris, avait comme beaucoup d’enfants de commerçants dans ce temps-là, passé ses jeunes années entre le salon de son père et le bitume. » Il n’était plus question d’y retourner.
Petite, dans le tourment de cette éducation brutale, chaotique, Catherine s’en ouvrait à Dieu, « qui voit tout ». Dieu, elle l’a oublié depuis longtemps. Sa mère se suicidera, à l’âge de soixante-trois ans. La grand-mère était déjà morte de sa « belle mort », à quatre-vingt-treize ans. Le père d’un cancer. Le frère d’un accident de la route, à 21 ans, avec quatre de ses camarades. À l’enterrement de sa mère, l’employé des  pompes funèbres prie les personnes présentes de former un cortège derrière le corbillard, « la proche famille devant ». Catherine note, et c’est la chute de ce livre unique, et universel : « Tout le monde lui obéit, et il fallut que je me retourne pour me rendre qu’en effet j’étais seule à l’avant. »
LIRE « Une enfance de rêve », Catherine Millet, éditions Flammarion, 286 p., 19,50 €.

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