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vendredi 7 mars 2014

Le poète de la fin d’un monde



Ici, tout est mystère. On ne sait pas ce qu’on est en train de lire, un roman, un récit autobiographique, rien n’est indiqué. Passons. Un homme a été tué. Les suspects ont été nombreux, n’importe lequel des jeunes prostitués présents à ce moment-là dans ce cinéshop X parisien. Les policiers ont interrogé le caissier, les tapins, les clients, sans résultat. Et la victime, un client justement, que sait-on de lui ? À la fois énormément de choses, et en fin de compte quasiment rien. Énormément de choses, car le cœur du livre contient deux journaux intimes de cet homme secret : celui de deux années (1984-85) passées au Maroc où il fit ménage à trois tout en enseignant la littérature à de futurs militaires (!) et, celui, commencé douze ans après le premier et dans lequel il réapprend à vivre dans les rues parisiennes.
Gilles Sebhan
Entre les deux journaux, durant ce blanc de douze ans : la prison (on ne vous dira pas pourquoi). « Douze ans de cellule, d’oiseaux encagés, de frayeur assourdie par les médicaments et les lectures. » Il s’imaginait sortir « dans la pleine lumière » mais il découvre « un monde qui avait l’allure d’un matin de beurre rance. » Il prend une chambre dans un hôtel miteux près de la gare du Nord, trouve un emploi de veilleur de nuit dans un parking souterrain… et se remet, donc, à écrire, notamment des poèmes qui sont bientôt publiés dans une revue évidemment confidentielle (puisqu’il s’agit de poésie, et qu’il s’obstine à ne pas se mettre au roman). Surtout, il passe son temps libre à s’encanailler – et généralement à se faire tabasser – dans le cinéshop où sa vie se terminera. C’est une vie mélancolique et brutale, à la fois grise et haute en couleurs, une existence en perdition car l’énergie vitale de cet homme est restée au Maroc, il y a si longtemps. À moins que… À moins que ce passé ne surgisse un matin à la réception de l’hôtel sous les traits troublants d’un jeune homme, sous la forme d’un récit incroyable et sous le feu d’une tentation insoutenable…
Avec « Salamandre » (en fait le surnom de son personnage principal), Gilles Sebhan nous entraîne dans un univers radical, mâtiné d’une tendresse infinie. Il nous invite à suivre un homme sans qualités, transparent, c’est en apparence, et si riche, au fond. Un homme enfoui dans la solitude, le silence et la mort, la même trinité qui guidait la plume de l’extraordinaire François Augiéras, cet écrivain mort dans une grotte en 1971 à l’âge de 46 ans, et auquel Gilles Sebhan fait d’ailleurs allusion dans son livre.
« Salamandre », enfin, est la peinture de la fin d’un monde : ce qui nous renverse nos repères, individuellement ou collectivement, depuis la fin des colonies, depuis le 11 septembre 2001, ce qui fait que la peur prend le pas sur la raison. La peinture de nos défaites : à trop vouloir, on échoue, et même lamentablement : « C’est ce qui se passe à mon avis le plus souvent entre les gens, et peut-être même toujours, cette illusion d’une chose cachée et à découvrir, le sentiment que quelque chose d’essentiel se dérobe, une chose sacrée ou maudite à découvrir, qui fait que l’autre est l’autre, alors qu’il n’y a rien. »
LIRE « Salamandre », Gilles Sebhan, éditions Le Dilettante, 224 p., 17 €.

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