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vendredi 14 mars 2014

Il prenait soin des traîtres français



La famille Hohenzollern l’appelle par son seul prénom : Julius. Pour les autres, il est Stein. Monsieur Stein, pour les domestiques. Il travaille à 570 mètres d’altitude au château de Sigmaringen, 383 pièces, dont il est le majordome général. Celui qui veille à éviter le moindre grain de sable dans cette horlogerie de précision. En cette toute fin d’août 1944, ce n’est plus de grain de sable dont il s’agit, mais de cataclysme : Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères d’Hitler, a réquisitionné le château. Les maîtres s’en vont en résidence surveillée chez un baron voisin, les serviteurs restent en place.
Par vagues, les nouveaux occupants – les Français ayant fui Vichy – débarquent dans cette enclave prussienne du Pays de Bade (en gros, à mi-chemin entre Zurich et Stuttgart). Le maréchal Pétain, d’abord, accompagné de sa suite. Puis son ancien allié, aujourd’hui ennemi juré, Pierre Laval, qui apparaît « la mine pâle et chiffonnée, le regard perdu. » Madame Laval, elle, se demande combien il y a de fenêtres à nettoyer au château…
Pierre Assouline
Il va falloir faire preuve de stratégie et de tact. Julius a l’habitude, mais ses anciennes certitudes et compétences sont balayées. Il ne comprend pas ces Français placés là « en cage ». Il faut faire la différence entre les ministres « actifs » (qui ont choisi de continuer à travailler) et les autres, les « passifs ». L’ennui vous ronge, l’hiver – et donc le froid – s’installe, le goût de la défaite rend toute chose amère. Mais rien ne détourne Julius de sa mission, il tient sa maison, sans jamais élever la voix : « une présence aussi permanente qu’invisible. » Et même si une étrange valse à trois temps s’ébauche entre lui et Jeanne Wolfermann, une jeune intendante ramenée d’Alsace pour servir le maréchal…
Parfois, Julius s’autorise à descendre en ville, véritablement infestée des Français qui n’ont pas eu accès au château. Si nombreux, si bruyants, que Julius se sent comme étranger dans sa propre ville. Au Café Schön, il prend le pouls de la France en exil. Il découvre les faiseurs d’opinion, les « voix » de la collaboration, les Georges Guilbaud, les Lucien Rebatet… et ce fameux Louis-Ferdinand Céline, « ce grand écrivain fasciste ».
Les semaines passent, les avions alliés martyrisent les villes allemandes, le général Leclerc entre dans Strasbourg. Les habitants du château, par défi, par « foi », aveuglés par la propagande, croient encore à la victoire des nazis. À leur victoire. Une fébrilité générale annonce le début de la fin. Bientôt va sonner la dispersion de cette (basse) cour. L’hallali. Julius retrouvera son prince, et l’harmonie des jours à son service… non sans avoir confié son secret à Jeanne… et avoir appris celui de la belle…
Splendide dentelle que cette reconstitution minutieuse des jours d’une incroyable folie. Et, non content de rapporter le moindre fait historique, Pierre Assouline nous offre un personnage d’une rare émotion, Julius et son âme d’enfant pris dans une fonction qui ne serait pas une charge. Et quand vous saurez que le roman s’achève près de Guebwiller, c’est qu’il sera temps de se précipiter sur « Sigmaringen ».
LIRE « Sigmaringen », Pierre Assouline, éditions Gallimard, 368 p., 21 €.

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