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vendredi 7 décembre 2012

Dannie et Lucie, entre présence et absence



Patrick Modiano et l’historienne Michelle Perrot, enquêteurs de l’intime, apportent un peu d’ombre et de lumière à leurs mystérieuses « héroïnes ».

Jean, mais ce n’est pas son vrai prénom, rencontre Dannie. Ils marchent dans les rues du sud de Paris, se rencontrent dans des cafés, vont à l’hôtel. La nature de leur relation ? On ne sait pas. Le savent-ils eux-mêmes ? On a le sentiment que Jean vit entre terre et ciel, on pourrait penser que Dannie le manipule. Et parfois non. Jean ne pose jamais de questions, il y en aurait tant à poser. Un jour, Dannie demandera à Jean de sonner à une porte. Et là, soudain, Jean se sentira « léger, oui, débarrassé d’un remords, de je ne sais quelle culpabilité, […] ce poids que nous traînions malgré notre jeunesse et notre insouciance. » Jean finira dans les bureaux de la Mondaine, où un certain Langlais l’interrogera sur ses fréquentations, sur Dannie, et sur ces hommes qui lui tournaient autour, qu’on qualifiera au mieux de mystérieux, au pire de louches. Et Jean va apprendre qu’un meurtre a été commis à l’adresse même où il avait sonné…
Patrick Modiano se frotterait-il au polar ? Sûrement pas. Une fois encore, le magicien des fragments intimes tente d’accommoder les restes du temps passé. « Le passé ? Mais non, il ne s’agit pas du passé, mais des épisodes d’une vie rêvée, intemporelle, que j’arrache, page à page, à la morne vie courante pour lui donner un peu d’ombre et de lumière. […] Ce sentiment que vous éprouvez  si vous contemplez longtemps une fenêtre éclairée : un sentiment à la fois de présence et d’absence. »
Patrick Modiano
On sent chez l’historienne Michelle Perrot le même acharnement à vouloir rendre justice aux traces, à ce qui a existé même si les témoins ne peuvent plus parler. Dans « Mélancolie ouvrière », elle met ses pas dans ceux de Lucie Baud (1870-1913), ouvrière en soie du Dauphiné, femme rebelle et oubliée. Plongée dans la documentation ou arpentant les lieux de Lucie, Michelle Perrot renoue les fils d’une existence à peine audible au milieu des grondements de l’Histoire et qui dit pourtant tellement sur l’humanité. Le parcours d’une gamine qui devient à l’âge de douze ans apprentie chez Durand frères, une soierie à Péage-de-Vizille. « Rapidement productives, les apprenties sont néanmoins peu ou pas payées ; pour un oui, pour un non, des amendes réduisent les gages convenus en principe avec les familles. […] Dans le mouvement incessant et le bruit assourdissant des machines, impossible de souffler. Au bout de journées excédant douze heures, les corps sont rompus. »
Michelle Perrot
Le 14 octobre 1891, Lucie Marie Martin épouse à Vizille Pierre Jean Baud, garde champêtre de la ville. Elle a 21 ans, lui 41. Il mourra en 1902, la plongeant dans le dénuement. « Paradoxalement (ou logiquement), cette disparition semble délivrer Lucie de la soumission à l’ordre républicain et patronal. Voici venu le temps de la révolte : quatre années d’une densité exceptionnelle. » Une vie de combats faite de hauts, quelques succès après des grèves extrêmement longues et dures, et des bas, les défaites, le découragement, une tentative de suicide. Lucie Baud meurt en mars 1913. Si tôt, comme épuisée par « la vie mouvementée de cette héroïne oubliée. »

LIRE « L’herbe des nuits », Patrick Modiano, éd. Gallimard, 182 p., 16,90 €.
« Mélancolie ouvrière », Michelle Perrot, éd. Grasset, 190 p., 11 €.

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