Mohsin Hamid |
Il est parti d’une des campagnes reculées du Pakistan, là
où vivre et mourir est simplement de l’ordre de la fatalité, pour s’installer
dans une de ces mégapoles à croissance économique et démographique folle où, à
force de ténacité, d’intelligence et d’un nombre incalculable de
dessous-de-table, il est devenu le patron d’une entreprise d’embouteillage
d’eau minérale, une filière en or dans cette ville où le réseau d’eau potable
se mélange allègrement à celui des eaux usées… Il a réussi, et il va nous
expliquer comment en douze leçons (« Éviter les idéalistes »,
« Être prêt à recourir à la violence », « Faire ami avec un
bureaucrate », etc.). Les conseils sont édifiants : « Quand il
s’agit de faire de l’argent, rien ne raccourcit le temps nécessaire à passer de
la pauvreté du « je-laisse-ma-merde-sécher-là » à la prospérité du
« lequel-de-mes-WC-j’utilise-ce-matin » comme un apprentissage auprès
de quelqu’un qui a déjà calculé tous les bons coups. » Bref, c’est drôle,
brillant, étonnant, parfois désespérant, mais toujours emporté par un élan de
vie, une émotion. Surtout, chaque leçon, chaque nouvel échelon pour s’élever
dans la hiérarchie sociale et donc - comme l’annonce impudemment le titre du
roman - s’en mettre toujours davantage « plein les poches », rappelle
que la réussite se décline en gagnant-perdant : on avance, certes, mais en
laissant quelqu’un ou quelque chose derrière soi. Sa famille, ses valeurs… ou
un amour. Et justement, et c’est là véritablement que le livre bascule, le
héros est tombé amoureux à l’adolescence d’un beau brin de fille (elle veut
d’ailleurs devenir mannequin). Mais ni lui, ni elle ne se laisseront aller à
leurs sentiments réciproques, pris par leur ambition et leur soif de
reconnaissance. Ils auront certes l’occasion de se croiser au fil des années,
mais en fin de compte leurs chemins resteront séparés. Jusqu’à… mais
chut ! l’épilogue de cette merveilleuse fable à la fois enjouée et cynique
(fallait oser !) est d’une tendresse inattendue dans le monde de brutes
qui nous était dépeint jusqu’alors.
Mikhaïl Elizarov |
Mikhaïl Elizarov se penche quant à lui sur un moment
terrible : la désintégration de l’ex-URSS. Ses deux « héros » se
sont rencontrés à la pouponnière d’un orphelinat pour handicapés, tous deux
abandonnés, pour ne plus se quitter. Le premier, Bakatov, se ronge les ongles
au sang pour lire l’avenir dans ses rognures. Le second, celui qui raconte leur
histoire, baptisé Gloucester, est nanti d’une effroyable bosse. Va savoir
comment - le récit tangue entre le tragique et le grotesque -, ces deux-là vont
s’extirper d’un système en train de s’écrouler, comme tout le pays d’ailleurs.
Le Bien, le Mal, la frontière se nomme désormais la débrouille. À la fois
extralucides et crétins, leur génie intérieur les amène à la lumière, Bakatov
comme plombier, Gloucester comme pianiste – sa bosse joue pour lui, sans rien
connaître à la musique. En attendant, qui sait ?, de retrouver la diaphane
Nastia, celle qu’il épousa enfant en secret. Un conte aussi terrible que
jubilatoire sur la survie durant la désoviétisation. Magistral.
LIRE « Comment
s’en mettre plein les poches en Asie mutante », Mohsin Hamid, éd. Grasset,
256 p., 18 €.
« Les Ongles », Mikhaïl Elizarov, Serge Safran
éd., 192 p., 16,50 €.
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