À quoi reconnaît-on qu’un livre sort du commun ?
Quand a-t-on envie de crier au chef-d’œuvre ? Quand les pages que nous sommes
en train de lire vous attrapent et ne vous lâchent plus, quand ces mots
semblent là pour toujours, au contraire de tant d’ouvrages de circonstance ou
surfant sur des modes, alors oui, tout de même, on se dit qu’il faudrait se
lancer, le clamer haut et fort : « Une enfance de rêve » de
Catherine Millet secoue la littérature, secoue l’existence de son lecteur. Un récit
admirable qui clôt la trilogie autobiographie de cette femme sortie de sa
chambre, après « La vie sexuelle de Catherine M. » et « Jour de
souffrance ».
Cette enfance de rêve ne fut pas un rêve d’enfance. Les
parents se disputaient, se battaient (et se sépareront), la mère (et la
grand-mère) disaient du père quand il avait bu : « Il peut bien
crever ». Cette mère qui traitait sa fille de « sale petite
gousse », Catherine mettra des années à faire le rapprochement avec le mot
« gouine ». Alors pourquoi ce titre ? Parce que Catherine était
(et reste) une « rêvasseuse », une gamine qui voguait en permanence
sur des « pensées flottantes », où il ne s’agissait pas, comme on
pourrait le penser, « de s'absenter du monde pour rejoindre un monde
imaginaire, mais au contraire d'être hyper présent dans le monde, sensible au
plus petit détail qui le constitue, au moindre phénomène qui le traverse ». Ça
vous crée une personnalité, une sensibilité, « une étrange perception de
temps ». Faut-il s’étonner après ça que Catherine Millet ait fait carrière
dans le monde de l’art ? Elle peint merveilleusement, mais avec les mots.
Ses traits sont cruels, acérés, comme celui qui caractérise Jeanne, la
grand-mère : « une petite tête de guenon qui ne souriait jamais, le
chignon maigre ».
Catherine Millet est née à Bois-Colombes le 1er
avril 1948. La famille de cinq personnes (elle a aussi un frère, Philippe, dont
le secret de la naissance pèse également) loge dans deux pièces, puis trois,
dans un appartement avec deux grands balcons où la fillette joue à la marelle.
Dans la rue, avec les autres enfants, elle n’a pas le droit, on ne peut y avoir
que de mauvaises fréquentations. La grand-mère, « fille d’un coiffeur
alsacien venu s’installer à Paris, avait comme beaucoup d’enfants de
commerçants dans ce temps-là, passé ses jeunes années entre le salon de son père
et le bitume. » Il n’était plus question d’y retourner.
Petite, dans le tourment de cette éducation brutale,
chaotique, Catherine s’en ouvrait à Dieu, « qui voit tout ».
Dieu, elle l’a oublié depuis longtemps. Sa mère se suicidera, à l’âge de
soixante-trois ans. La grand-mère était déjà morte de sa « belle
mort », à quatre-vingt-treize ans. Le père d’un cancer. Le frère d’un
accident de la route, à 21 ans, avec quatre de ses camarades. À l’enterrement
de sa mère, l’employé des pompes
funèbres prie les personnes présentes de former un cortège derrière le
corbillard, « la proche famille devant ». Catherine note, et c’est la
chute de ce livre unique, et universel : « Tout le monde lui obéit,
et il fallut que je me retourne pour me rendre qu’en effet j’étais seule à
l’avant. »
LIRE
« Une enfance de rêve », Catherine Millet, éditions Flammarion, 286
p., 19,50 €.
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