Vingt ans déjà que Charles Bukowski, « le vieux dégueulasse » comme il s’était surnommé lui-même, a fait sa malle à l’âge de 74 ans, un exploit pour un alcoolo de sa trempe. On se souvient évidemment de son passage, totalement ivre, sur le plateau d’« Apostrophes » de Bernard Pivot le 23 septembre 1978. « Boire est une forme de suicide où il vous est permis de retourner à la vie et de tout recommencer le lendemain », expliquait-il en 1986 à Jean-François Duval, ajoutant : « J’ai bien dû vivre dix ou quinze mille vies de cette façon-là. »
Charles Bukowski |
Mais on aurait tort de réduire Buk’ à sa passion pour la
bouteille. C’est d’abord une des grandes musiques de la littérature américaine.
Un auteur décoiffant qui écrivait dans une langue endiablée, sa
« vulgarité » étant constamment ponctuée de merveilleuses envolées,
souvent d’une rare sensibilité. Un paradoxe vivant : lui qui aimait jouer
aux anti-intellos primaires utilisait sa connaissance des classiques – il
adorait notamment Dostoïevski, Kafka ou Jean Genet – pour étoffer sa peinture
comique de l’humanité en proie au sexe.
C’est en 1969 que cet inconnu va être révélé au grand
public avec son « Journal d’un vieux dégueulasse », recueil des
chroniques écrites durant vingt pour divers magazines, tous plus confidentiels
les uns que les autres. Aujourd’hui, « Le Retour du vieux
dégueulasse » réunit les textes qui étaient injustement tombés dans
l’oubli, des pépites écrites entre 1967 et 1984 où brillent des aphorismes
définitifs et jubilatoires, dont celui-ci : « Une putain est une
femme qui prend plus qu’elle ne donne. Un homme qui prend plus qu’il ne donne
s’appelle un homme d’affaires. »
Hasard de l’édition, c’est également ces jours-ci que
paraît une nouvelle traduction, respectant la typographie d’origine et le
parler des rues de New York, de « Last Exit to Brooklyn », le
chef-d’œuvre d’un autre loser magnifique, Hubert Selby Jr
. Une vision
apocalyptique du rêve américain devenu cauchemar. Une galerie de marginaux,
petites frappes, putes, junkies, où la solitude, la misère et l’angoisse se
conjuguent pour mieux renvoyer au lecteur ce qui n’est peut-être que le reflet
de sa propre existence. Un portrait des bas-fonds qui fit scandale à sa
parution en 1964, polémique que l’éditeur sut exploiter pour assurer un énorme
succès au livre.
Selby (1928-2004) revenait de loin. À 18 ans, atteint par
la tuberculose, les médecins lui avaient annoncé qu’il ne lui restait que deux
mois à vivre. C’est à l’hôpital qu’il commencera à lire, avant de se mettre à écrire.
Il mettra six ans pour venir à bout de « Last Exit ». Dan Fante, un
autre romancier US sauvé de la folie par l’écriture, lui a rendu cet
hommage : « C’est Selby qui m’a appris à répandre mes tripes et à ouvrir
mon cœur sur le papier, et à éviter de devenir une bouche de plus à la
recherche d’un cri. » À lire ou à relire d’urgence, donc.
LIRE « Le
retour du vieux dégueulasse », Charles Bukowski, éd. Grasset, 352 p.,
20,90 €.
« Buk chez les Beats, suivi d’Un soir chez
Buk », Jean-François Duval, éd. Michalon, 268 p., 22 €.
« Last exit to Brooklyn », Hubert Selby Jr.,
nouvelle traduction de Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet, éd. Albin
Michel, 404 p., 24,50 €.