J'ai lu ce texte d'Annie Ernaux paru dans le journal "Le Monde" du 10 septembre et, comme plus d'une centaine d'autres écrivains, je partage pleinement son avis.
"J'ai lu le dernier pamphlet de Richard Millet, Langue fantôme suivi d'Eloge littéraire d'Anders Breivik (P.-G. de Roux, 120 p., 16 €) dans un mélange croissant de colère, de dégoût et d'effroi. Celui de lire
sous la plume d'un écrivain, éditeur chez Gallimard, des propos qui
exsudent le mépris de l'humanité et font l'apologie de la violence au
prétexte d'examiner, sous le seul angle de leur beauté littéraire, les "actes" de celui qui a tué froidement, en 2011, 77 personnes en Norvège. Des propos que je n'avais lus jusqu'ici qu'au passé, chez des écrivains des années 1930.
Je ne ferai pas silence sur cet écrit à la raison que réagir renforce
la posture de martyr, d'écrivain maudit, qu'il s'est construite. Ou
qu'il s'agirait là d'un délire, d'un "pétage de plombs" ne méritant pas
une ligne. C'est dédouaner facilement la responsabilité d'un écrivain
réputé pour savoir manier la langue à merveille.
Richard Millet est tout le contraire d'un fou. Chaque phrase, chaque
mot est écrit en toute connaissance de cause et, j'ajouterai, des
conséquences possibles. Traiter par le silence et le mépris un texte porteur de menaces pour la cohésion sociale, c'est prendre le risque de se mépriser soi-même plus tard. Parce qu'on s'est tu.
Je ne me laisserai pas non plus intimider par ceux qui brandissent sans arrêt, en un réflexe pavlovien, la liberté d'expression et le droit des écrivains à tout dire – on attend donc un "Eloge littéraire de Marc Dutroux" –, hurlant à la censure pour bâillonner celui ou celle qui, après avoir examiné de quoi il retourne dans cet opuscule, ose – quelle audace ! – s'interroger sur les responsabilités de son auteur au sein d'une maison d'édition.
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Annie Ernaux (photo: C.Hélie/Gallimard) |
Balayons d'abord la prétendue ironie du titre
que, selon l'auteur, les lecteurs, bouchés à l'émeri, n'ont pas perçue.
Et pour cause, elle n'y est pas et on en chercherait en vain une once
dans la suite du texte. On soupçonne l'adjectif "littéraire" de n'être
là que pour la douane – la loi –, comme la précaution liminaire,
réitérée plus loin par deux fois, dans laquelle Richard Millet déclare
ne pas approuver les actes d'Anders Breivik. Et pour se mettre solidement à couvert, il ne craint pas d'user d'un sophisme tellement aveuglant qu'il a ébloui ses défenseurs : 1. La perfection et le Mal ont toujours à voir avec la littérature ; 2. Anders Breivik, par son crime, a porté le Mal à sa perfection ; 3. Donc, je me pencherai sur
"la dimension littéraire" de son crime. Inattaquable. Saluez l'artiste qui se flatte d'isoler et d'extraire d'un criminel de masse sa seule
"dimension littéraire".
En réalité, il n'en est rien. C'est la littérature qui est ici au
service d'Anders Breivik : en tant qu'elle est la pièce essentielle du
développement de la thèse de Millet. Elle est enrôlée de force dans une
logique d'exclusion et de guerre civile, dont la portée politique, à moins d'être aveugle, est flagrante.
Pour saisir la rhétorique perverse du dispositif mis en place par Richard Millet, on ne doit pas dissocier l'
Eloge de
Langue fantôme : Essai sur la paupérisation de la littérature. Il faut accepter de lire
ce tableau ahurissant de la littérature contemporaine – française,
européenne, américaine –, qui ne serait qu'insignifiance, indigence,
niaiserie,
"ordure romanesque". Cette
"postlittérature" est le fruit, pêle-mêle, du multiculturalisme, de l'antiracisme, des droits de l'homme, de la
"bien-pensance", qui font régner la terreur dans les sociétés démocratiques.
La vraie littérature, elle, est morte. Ce qui l'a tuée :
"le repeuplement de l'Europe par des populations dont la culture est la plus étrangère à la nôtre",
autrement dit, l'immigration non-européenne. Et, avec quelque
précaution, tant le saut imposé à la raison du lecteur est énorme,
l'auteur assène :
"Le rapport entre la littérature et l'immigration peut sembler sans fondement ; il est en réalité central et donne lieu à un vertige identitaire." Par un autre coup de force, il fait de l'identité
"l'enjeu de la littérature".
Ainsi l'immigré, qui est censé menacer
"la pureté"
– fantasmatique, elle n'a jamais existé – de la langue française, celui
dont la mémoire est ancrée dans une autre culture, un autre héritage
que le mien–- il vit dans les mêmes espaces, dans le même monde, mais
cela Millet ne veut pas le savoir, ou l'accepter – donc ce non-Français de "souche", de "sang" serait en train de s'infiltrer dans mon imaginaire, mon écriture, de m'imposer sans que je le veuille des schèmes de pensée ? De me coloniser ? Je n'exagère pas, je feins seulement d'appliquer à moi-même ce que Richard Millet affirme, à savoir que les écrivains se trouvent
"dans une situation néocoloniale inédite". Une déclaration incroyable dont la gravité devrait interpeller tous les écrivains.
Car ce qui est suggéré dans cet
Eloge qui suit le tableau de ruines de
Langue fantôme – dans une succession qui fait sens – est effrayant. Apparentant Breivik à un
"écrivain par défaut", affirmant
"la perfection formelle" de ses crimes et
"la perfection de l'écriture au fusil d'assaut qui le mène au-delà du justifiable", Richard Millet se plaît à faire miroiter la supériorité performative du fusil sur la plume.
En l'occurrence, celle de Richard Millet s'est bel et bien mise au
service du fusil d'assaut d'Anders Breivik, en attisant la haine à
l'égard des populations d'origine étrangère, des musulmans vivant sur
notre sol, en dressant des catégories de citoyens contre d'autres dans
une trouble attente, voire espérance – du pire.
Oui, ce texte répugnant, comme le qualifie à juste titre
Jean-Marie Le Clézio, est un acte politique à visée destructrice des
valeurs qui fondent la démocratie française. C'est pourquoi, au lieu des
questions effarouchées que lui posent les médias, il faut oser demander à Richard Millet :
"Que
voulez-vous ? La fermeture des frontières ? Le renvoi de tous ceux qui
ne sont pas 'français de sang' ? Quel régime à la place de cette
démocratie que vous haïssez ?"
J'écris depuis plus de quarante ans. Pas davantage aujourd'hui
qu'hier je ne me sens menacée dans ma vie quotidienne, en grande
banlieue parisienne, par l'existence des autres qui n'ont pas ma couleur
de peau, ni dans l'usage de ma langue par ceux qui ne sont pas
"français de sang", parlent avec un accent, lisent le Coran, mais qui
vont dans les écoles où, tout comme moi autrefois, ils apprennent à lire
et écrire le français. Et, par-dessus tout, jamais je n'accepterai
qu'on lie mon travail d'écrivain à une identité raciale et nationale me
définissant contre d'autres et je lutterai contre ceux qui voudraient imposer ce partage de l'humanité.
Une jeune romancière, qui n'est pas d'origine européenne, m'a écrit
ces jours-ci à propos du livre de Millet et de la tiédeur des réactions
du milieu littéraire :
"Comme je me sens, moi et mes enfants, visée par ces attaques contre le multiculturalisme et le métissage, je me dis que si ces idées devaient prendre corps et réalité, nous serions bien seuls." Il est encore temps d'agir afin que n'advienne jamais cette réalité, et pour commencer, d'appeler un chat un chat et l'
Eloge littéraire d'Anders Breivik un pamphlet fasciste qui déshonore la littérature."
Annie Ernaux, copyright Le Monde.