Le
masque est lisse et le jeu bien rôdé : la quarantaine à peine passée, MR
Neukirchen a un chauffeur, du personnel de maison, une vie sociale en vue et
enviée : elle est présidente d’une prestigieuse université américaine et
prend cette responsabilité à cœur. Au tréfonds de ses souvenirs de petite
enfance, sa vie privée est bien enfouie. Personne ne sait rien de son amant
secret, rien de son enfance auprès de parents adoptifs. Il faut un vêtement
d’enfant chiffonné sur la route d’un congrès pour la plonger dans les abîmes de
sa conscience, quand, à l’âge de 5 ans, elle fut abandonnée par sa mère dans la
boue. Alors, Mudgirl, la fille de la boue, devient peu à peu Mudwoman. La
carapace se lézarde, les doutes font vaciller, les questions restées sans
réponse ébranlent. Remuer le passé permet-il de revivre ?
Un
portrait de femme tendu à l’extrême, absolument hypnotique, captivant de la
première à la dernière ligne.
LIRE « Mudwoman »,
Joyce Carol Oates, éd. Philippe Rey, 563 p., 24 €.
À
17 ans, elle vit au son du bourdonnement régulier de la machine à coudre, toute
la journée. Jeune paysanne chinoise d’aujourd’hui, Mei avait l’intelligence pour
poursuivre ses études, mais il fallait payer les études de son grand frère.
Alors elle est allée à l’usine ; alors, elle accepte son sort : un
dos cassé sur une machine qui vomit des milliers de chemises identiques. Pour
autant, elle ne se résigne pas à courber l’échine face aux brimades
injustifiées. À 17 ans, elle découvre l’amour fou, qu’il faut vivre en cachette.
Un amour romantique qui la porte, lui ouvre des mondes et des espoirs. Mais
l’amour n’est pas fou : il ne fut peut-être même pas. À 17 ans, la petite
Mei peut encaisser les rythmes infernaux de l’atelier. Mais pas une désillusion
amoureuse. Quand Mei redresse la tête, c’est pour en finir. Un premier roman à
lire comme une fable, une chute à relire comme un classique.
LIRE « La
fabrique du monde », Sophie van der Linden, éd. Buchet-Chastel, 156 p., 13
€.
Troisième volet de la « Trilogie du Caucase »
entamée avec l’excellent « Caucase Circus » (qui vient de sortir en
Babel), « La gloire n’est plus de ce temps » de Julia Latynina - journaliste
politique très critique envers le régime russe actuel - est encore plus sombre
que les deux précédents opus, mais non exempt d’humour : ça canarde sec, dans
cette palpitante tragédie contemporaine mêlant religion, amour, pouvoir et
corruption.
Zaour, le président d’une petite république du Caucase,
se fait dégommer pour avoir voulu faire entrer sa région dans l’ère moderne
autrement que par la loi du flingue, en l’occurrence par la construction d’une
plateforme gazière. Montagnard austère entré dans la religion de la gâchette,
son frère va débusquer les suspects dans les moindres fourrés, aidé par le
Russe Kirill, consultant technique « mais pas que », dont les
principes passent fissa à la moulinette sanglante.
LIRE « La
gloire n’est plus de ce temps », Julia Latynina, éd. Actes sud, 543 p., 23,80
€.
Impossible
de résumer la vie de Nombeko, fillette d’un ghetto sud-africain chargée de
vider les latrines publiques, devenue adulte encombrée d’une bombe atomique en
Suède, tant les rebondissements foisonnent dans le nouveau roman de Jonas Jonasson.
Enfermée au service d’un ingénieur ignare auquel elle demande une nouvelle
brosse à récurer en échange de la réponse à une équation nucléaire, l’analphabète
Nombeko est parfaite de sang-froid parmi ses compagnons déjantés qui vont la
propulser dans les sphères de la diplomatie internationale : des frères
jumeaux au prénom identique, une anarchiste colérique, le président chinois Hu
Jintiao, le roi de Suède et son premier ministre, un potier parano…
Ceci
est un conte de fées à l’usage des moyennes (et grandes) personnes, qui aurait
sans doute plu au Vernon Sullivan/Boris Vian de « Elles se rendent pas
compte », et on s’en délecte comme tel.
LIRE « L’analphabète
qui savait compter », Jonas Jonasson, éd. Presses de la cité, 476 p., 22 €.
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