Ces mots ont perdu toute substance, mais il faut bien les
réemployer, et cette fois il faut les croire : oui, ce texte est un
classique, un chef d’œuvre, un livre culte. Oui, il faut lire « Le secret
de Joe Gould » parce que c'est une œuvre qui compte, entre journalisme et
littérature.
Cette réédition chez Autrement reprend la première
traduction française (de Sabine Porte), publiée en 2000 par Calmann-Lévy. Le
livre consiste en la compilation de deux articles parus dans la rubrique
« portraits » du magazine américain « The New Yorker », le
premier en date du 12 décembre 1942, le deuxième dans les numéros du 19 et du
26 septembre 1964.
Joseph Mitchell |
Deux articles forment un livre : c'est dire s'ils vont
au-delà de ce que proposent les journaux aujourd'hui. Ce journalisme est le
contraire de l'actuel, qui ne jure que par l'urgence. Mitchell a atteint la
perfection parce qu'il s'est offert le luxe de l'extrême lenteur, et de
l'extrême longueur. Un temps fou pour dresser le portrait d'un
excentrique : Joe Gould, un « bohème » de Manhattan, dans les
années 30 et 40. Un semi-vagabond madré, un type qui boit plus qu'il ne mange
(du ketchup, surtout), assure avoir mesuré le crâne d'un millier d'indiens
Chippewas, parler le langage des mouettes et, surtout, écrire un livre énorme,
« L'histoire orale », déjà onze fois plus long que la Bible. Elle serait
rédigée dans des milliers de cahiers crasseux, laissés ici ou là.
Le portrait est sincère, total, sans concessions. Le
journaliste est le narrateur : il embarque le lecteur dans tous les bars
du Village et de la 6e, lui fait partager son enquête, ses doutes, la relation
nouée avec son sujet. C'est léger et dense, comme l'humanité.
Par touches impressionnistes, on perce le mystère Gould. Mais
reste un mystère Mitchell. On raconte qu’après ce livre ce grand journaliste et
écrivain s'est enfermé chaque jour dans son bureau du « New Yorker »,
mais qu'il n'a plus réellement été en mesure d'écrire.
LIRE « Le secret de Joe Gould », Joseph
Mitchell, éditions Autrement, 187 p., 18 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire