Ils (ou elles) sont partout. Au musée, au supermarché, à
la banque, à l’entrée d’un bar. Les gardiens. Omniprésents et invisibles. Nous
ne sommes pas censés entrer en contact avec eux, mais quand l’impensable se
produit, ce n’est jamais agréable : ils nous empêchent d’entrer dans le
magasin qui va fermer dans deux minutes, ils nous interdisent de prendre une
photo de notre chanteur préféré, ils nous arrêtent dans nos chants pour fêter
l’anniversaire d’un copain.
Gauz |
Gauz – c’est le nom qu’il s’est choisi, à l’état civil il
s’appelle Armand Patrick Gbaka-Brédé – a été l’un d’entre eux. Vigile au
Camaïeu Bastille et au Sephora des Champs-Élysées, il raconte dans
« Debout-payé » cette odyssée immobile du gardien dont les yeux
saisissent d’innombrables indices, cruels, caustiques, pathétiques
qui brossent un paysage sans concessions de l’humanité en représentation. Chronique d’une part superficielle de notre époque, qui en dit bien plus long que l’apparente légèreté des anecdotes.
Mais « Debout-payé » est bien davantage qu’une
litanie, aussi cinglante soit-elle, de choses vues/entendues/pensées :
c’est aussi, à travers le récit (très autobiographique) d’Ossiri, l’étudiant
ivoirien sans papier atterri en France en 1999, l’histoire de l’immigration africaine
vers la France par le prisme de trois générations, les « pionniers »
des années 60, « l’âge d’or » des années 90, et les années de fermeture
après le 11-Septembre 2001 : « avec ce qui se passe à New York, je
peux t’assurer que les Blancs vont reprendre les choses en main. Il y aura
désormais des choses à vraiment surveiller, des intrus à intercepter, des sites
à réellement sécuriser […]. Ils vont regarder nos papiers à la loupe avant de
nous permettre de nous mettre debout devant n’importe quelle enseigne de
merde. »
Gaëlle Josse |
New York encore avec le nouveau, et très beau, roman de
Gaëlle Josse. Nous sommes le 3 novembre 1954. John Mitchell, le directeur du
centre d’immigration d’Ellis Island, ce lieu qui aura vu passer plus de douze
millions d’immigrants venus de toute l’Europe, reste seul pour fermer
définitivement son établissement. Il tient le journal de ces heures, et se
souvient des quarante-cinq années durant lesquelles il n’aura fait que son
devoir sur ce petit coin de terre à quelques encablures de Manhattan, affairé à
faire de son mieux pour gérer son antichambre du rêve américain. Il en a vu
défiler tant à Ellis Island, des candidats à la nationalité US, « dignes
et égarés dans leurs vêtements les plus convenables, dans leur sueur, leur
fatigue, leurs regards perdus, essayant de comprendre une langue dont ils ne
savaient pas un mot. » Il y a aussi perdu l’amour de sa vie, sa
« douce Liz », emportée par une épidémie apportée par l’un ou l’autre
bateau.
John Mitchell aura été l’un de ces invisibles, indispensables
à la bonne marche du monde, de ceux que l’on oublie de remercier, et de ceux
qui, à force d’avoir été transparents, ne savent plus comment reconquérir leur
existence. Comment rester en vie, c’est-à-dire oser, faire des choix, aller de
l’avant, quand on n’a fait qu’obéir et se soumettre ? Oui, comment rester
en vie ?
LIRE «
Debout-payé », Gauz, éd. Le Nouvel Attila, 174 p., 17 €.
« Le dernier gardien d’Ellis Island », Gaëlle
Josse, éd. Notabilia, 170 p., 14 €.
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