« La fillette ne ressemblait pas à celles qui
sortaient de l’école dans la cohue mixte. Elle produisait un effet inverse tout
autour, de silence et d’espace. » De silence et d’espace. Quelques mots,
et un portrait se dessine sous nos yeux, sensuel et précis. Qui d’autre qu’Erri
De Luca est capable d’un exploit pareil. Après « Tu, mio », « Le
jour avant le bonheur » ou « Montedidio », il revient avec un
nouveau récit d’initiation, « Les poissons ne ferment pas les yeux ».
Erri De Luca a dix ans et passe l’été avec sa mère sur
l’île d’Ischia, au large de Naples. Le père est parti chercher du travail aux
États-Unis, c’est son Eldorado, il va d’ailleurs vouloir y rester et demander à
son épouse de l’y rejoindre. Erri De Luca a dix ans, « dans une enveloppe
contenant toutes les formes futures. » Il lit beaucoup, comprend les
adultes (voir l’extrait ci-dessous), ne joue pas avec les enfants de son âge,
mais son corps « reste en arrière ». Un gringalet, qui va prendre une
décision insensée. Puisque la fillette « de silence et d’espace » le
préfère à trois autres jeunes gaillards, ceux-ci prennent Erri en grippe et en
font leur jouet de leurs chicaneries. Il pourrait se défendre, prévenir sa
mère, mais non, bien au contraire, il choisit d’aller au-devant de ses bourreaux
pour se prendre une dérouillée qui le mènera à l’hôpital. D’où il reviendra
tuméfié… et grandi. Presque un héros sur l’île.
L’été se termine, il se partage entre la plage, les
pêcheurs et celle qui est devenue, d’une certaine manière, son amoureuse. On
s’échange des baisers, c’est comme un grand réveil. Et cinquante ans après,
Erri De Luca s’agace de ne même pas se souvenir du prénom de la fillette, de sa
première « bien-aimée ». L’écoulement du temps est terrible :
« celui qui nous est imparti dure autant que celui qui n’est pas gaspillé,
le reste est perdu. »
Les vérités d’Erri De Luca, nous les retrouvons aussi
dans « Les Saintes du scandale », une nouvelle plongée dans les
Écritures que l’auteur parcourt – en hébreu ancien – depuis des décennies,
« sans un souffle de foi ». Ces « saintes » sont au nombre
de cinq : Tamar, qui se déguisa en prostitué pour s’offrir à l’homme
désiré ; Rahav, prostituée de profession et qui trahit son peuple
(Jéricho) ; Ruth, qui se fit épouser par un riche veuf ; Bethsabée
qui trahit son mari qui fit tuer son amant. Et enfin Marie, la mère de Jésus,
qui, tomba enceinte avant ses noces avec Joseph et dont l’enfant n’était pas de
son époux. Récits édifiants qui rappellent utilement que « l’histoire
sainte a beaucoup moins de préjugés que notre histoire profane. » Et, au
passage, que « l’histoire de la civilisation peut se résumer à l’histoire
de l’asservissement de la beauté féminine. » Erri De Luca se fait, comme à
l’accoutumée, alchimiste : il transmute sa lecture des textes sacrés en
pépites morales, politiques. Sa poésie est allégresse et convictions. Et
toujours adressée en priorité aux gens « sans école ».
LIRE De Erri
De Luca, « Les poissons ne ferment pas les yeux » (éd. Gallimard, 130
p., 15,90 €) et « Les Saintes du scandale » (éd. Mercure de France,
106 p., 15 €).
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