Rechercher dans ce blog

vendredi 17 mai 2013

Les leçons de l’alchimiste Erri De Luca



« La fillette ne ressemblait pas à celles qui sortaient de l’école dans la cohue mixte. Elle produisait un effet inverse tout autour, de silence et d’espace. » De silence et d’espace. Quelques mots, et un portrait se dessine sous nos yeux, sensuel et précis. Qui d’autre qu’Erri De Luca est capable d’un exploit pareil. Après « Tu, mio », « Le jour avant le bonheur » ou « Montedidio », il revient avec un nouveau récit d’initiation, « Les poissons ne ferment pas les yeux ».
Erri De Luca a dix ans et passe l’été avec sa mère sur l’île d’Ischia, au large de Naples. Le père est parti chercher du travail aux États-Unis, c’est son Eldorado, il va d’ailleurs vouloir y rester et demander à son épouse de l’y rejoindre. Erri De Luca a dix ans, « dans une enveloppe contenant toutes les formes futures. » Il lit beaucoup, comprend les adultes (voir l’extrait ci-dessous), ne joue pas avec les enfants de son âge, mais son corps « reste en arrière ». Un gringalet, qui va prendre une décision insensée. Puisque la fillette « de silence et d’espace » le préfère à trois autres jeunes gaillards, ceux-ci prennent Erri en grippe et en font leur jouet de leurs chicaneries. Il pourrait se défendre, prévenir sa mère, mais non, bien au contraire, il choisit d’aller au-devant de ses bourreaux pour se prendre une dérouillée qui le mènera à l’hôpital. D’où il reviendra tuméfié… et grandi. Presque un héros sur l’île.
L’été se termine, il se partage entre la plage, les pêcheurs et celle qui est devenue, d’une certaine manière, son amoureuse. On s’échange des baisers, c’est comme un grand réveil. Et cinquante ans après, Erri De Luca s’agace de ne même pas se souvenir du prénom de la fillette, de sa première « bien-aimée ». L’écoulement du temps est terrible : « celui qui nous est imparti dure autant que celui qui n’est pas gaspillé, le reste est perdu. »
Les vérités d’Erri De Luca, nous les retrouvons aussi dans « Les Saintes du scandale », une nouvelle plongée dans les Écritures que l’auteur parcourt – en hébreu ancien – depuis des décennies, « sans un souffle de foi ». Ces « saintes » sont au nombre de cinq : Tamar, qui se déguisa en prostitué pour s’offrir à l’homme désiré ; Rahav, prostituée de profession et qui trahit son peuple (Jéricho) ; Ruth, qui se fit épouser par un riche veuf ; Bethsabée qui trahit son mari qui fit tuer son amant. Et enfin Marie, la mère de Jésus, qui, tomba enceinte avant ses noces avec Joseph et dont l’enfant n’était pas de son époux. Récits édifiants qui rappellent utilement que « l’histoire sainte a beaucoup moins de préjugés que notre histoire profane. » Et, au passage, que « l’histoire de la civilisation peut se résumer à l’histoire de l’asservissement de la beauté féminine. » Erri De Luca se fait, comme à l’accoutumée, alchimiste : il transmute sa lecture des textes sacrés en pépites morales, politiques. Sa poésie est allégresse et convictions. Et toujours adressée en priorité aux gens « sans école ».
LIRE De Erri De Luca, « Les poissons ne ferment pas les yeux » (éd. Gallimard, 130 p., 15,90 €) et « Les Saintes du scandale » (éd. Mercure de France, 106 p., 15 €).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire