Tant de noirceur, dans son trait et dans ses mots, et, paradoxalement,
on n’en finit pas d’être ébloui par Frédéric Pajak. L’an passé, son
« Manifeste incertain » donnait le la : les états d’âme
d’un solitaire « contre l’air du temps et le temps qui passe. » En
voici la suite, toujours dans les pas de Walter Benjamin, ce philosophe «
rêveur abîmé dans le paysage », comme un frère d’errance de Frédéric Pajak à
qui cette définition va comme un gant.
Nous marchons avec Walter Benjamin dans les rues de
Paris. En 1913 d’abord, une première visite de deux semaines, puis surtout à
partir de 1926 quand Paris devient sa nouvelle patrie : d’abord dans
l’insouciance et le sérieux, puis dans l’inquiétude face à la montée du
nazisme. Benjamin est juif. Il va follement aimer Paris, qui ne le lui rendra
pas. Il y restera seul, miséreux, incompris. Le 9 mars 1938, il sollicitera du
ministre de la Justice l’obtention de la nationalité française. « La
justice ne lui répondra pas. » Il se suicidera en septembre 1940.
Bien sûr, d’autres figures traversent le Paris de 1926 de
Frédéric Pajak. Celles entre autres de l’écrivain suisse Ludwig Hohl, qui
découvre la capitale rue après rue, méthodiquement, et s’enivre dans les cafés,
ou d’André Breton qui, lassé de sa femme et renvoyé par sa maîtresse, fond pour
Nadja, qui devient sa muse, son héroïne. Mais, plus que tout, ce
« Manifeste incertain », choisissant le dialogue entre le texte et le
dessin, raconte l’envers du décor du Paris d’hier comme du Paris d’aujourd’hui,
de la société d’avant-guerre comme de la société de notre XXIème siècle
« globalisé » : « Paris a usé mille et mille têtes d’autant
de joie, d’autant de peine ».
Pour raconter la vie, Marie Richeux a également choisi
une voie originale : ses « Polaroïds », des textes qui entendent
faire naître progressivement une image, comme se révèle la photographie sur un
Polaroïd. Ces textes, Marie Richeux les écrit pour son émission quotidienne
pour France Culture, et vient d’en publier une sélection. Autant de miniatures
d’une rare finesse, obtenues grâce à un outil unique : un microscope à
sensations. Le moindre tremblement de l’humain est saisi, approché, humé,
disséqué, par l’auteur. C’est un peu foldingue, toujours inattendu, parfois
militant : les « larmes noires » ou les « rais de
lumière » de nos existences, comme l’écrit joliment Georges Didi-Huberman
dans sa préface.
Enfin, le graphiste chinois Xu Bing propose carrément
dans « Une histoire sans mots » un nouveau langage, celui de ses
pictogrammes, pour raconter 24 heures de la vie d’un cadre. Heure par heure, la
journée de M. Noir. Son réveil, le petit déjeuner,
le métro, le bureau, les emails, les collègues, les soucis, les rêves, une
rencontre sur Internet… On galère au démarrage pour comprendre et lier entre
eux les pictogrammes. Et puis, comme pour une autre langue, quand on est
familiarisé, on se divertit de la syntaxe, du style, des trouvailles d’une
histoire bien plus profonde qu’un simple divertissement.
LIRE
« Manifeste incertain, tome 2 », Frédéric Pajak, éditions Noir sur
blanc, 224 p., 23 €.
« Polaroïds », Marie Richeux, Sabine Wespieser
éditeur, 160 p., 17 €.
« Une histoire sans mots », Xu Bing, éditions
Grasset, 128 p., 9,90 €.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire