Rechercher dans ce blog

vendredi 25 janvier 2013

Le coup de coeur de Pierre Maenner



Le bref récit est ce qui convient dans la circonstance, car les situations de ces treize nouvelles sont pour l’essentiel d’une interminable banalité. Cela dit, amours, caprices et compagnie, ce sont celles qui font le quotidien du monde et nourrissent son histoire de toute éternité. La banalité de la réalité n’est pas dénuée d’importance. C’est pourquoi ces nouvelles ne sont pas que des coups de projecteur sur un moment ciblé, ce sont des balayages sur des vies entières passées au pinceau du scanner. Au bout de l’épisode, il reste des images à ranger au rayon des archives, dans le tiroir obscur des expériences vaines et qui n’éclairent rien. La dernière nouvelle, celle qui donne son titre au recueil - « éponyme » comme on vous le serine aujourd’hui - est une superbe illustration de l’inutilité qu’il y a à revenir sur des occasions manquées. Cette inutilité qui a aussi des raisons d’être.
LIRE « Brefs récits pour une longue histoire », Roger Grenier, éd. Gallimard, 140 p., 13,90 €.

Le rendez-vous avec les assassins



Nicole Caligaris et Jean-Baptiste Harang ont été proches de crimes particulièrement atroces. Des crimes absurdes, sans réelles justifications.

« Le fait divers fascine, il franchit, par surprise, la limite de l’homme civilisé. » Cette limite, Nicole Caligaris en a vécu la proximité : « le 11 juin 1981, Issei Sagawa, trente-deux ans, a commis un meurtre suivi d’actes cannibales sur notre camarade d’université Renée Hartevelt, Hollandaise de vingt-trois ans, qu’il avait invitée dans son appartement. » Quelques jours auparavant, Nicole, Renée, Issei et quelques autres riaient ensemble « au cours d’une soirée improvisée entre étudiants. »
Nicole Caligaris
Trente ans plus tard, Nicole Caligaris retrouve chez elle des lettres que lui écrivit l’assassin depuis sa prison. Huit lettres. « Sans doute lui avais-je écrit, c’était dans un nuage, dans un lointain, dans un espace dont je ne pouvais pas nier l’existence. » Et qu’il va falloir assumer. Qu’elle le veuille ou non, elle est entrée dans l’intimité du tueur, du mangeur de chair humaine. « Le paradis entre les jambes » est le compte-rendu de cette expérience : que faire de l’empreinte laissée par cet acte ? Comment expliquer « l’opacité » de ce crime particulièrement atroce, et absurde ? Nicole Caligaris refuse de faire d’Issei Sagawa un monstre. C’est son acte qui est monstrueux. Lui est un homme, « humain toujours, c’est-à-dire autre moi-même, formant l’humanité comme je la forme. » Elle ne le considère pas non plus avec sympathie. Elle tâtonne. Cherche ce qui relie les membres de notre société, ce qui fonde notre rapport au corps, le mystère et la puissance du regard notamment, et bien évidemment ce que la littérature fait de ces choses là. Une plongée au cœur de l’inavouable, érudite et audacieuse.
Pour info, Issei Sagawa a bénéficié en 1983 d’un non-lieu pour irresponsabilité mentale, est retourné au Japon en 1984. Libéré en 1986, il mène depuis une existence très médiatique entre livres, chansons, films et shows télévisés qui lui sont consacrés…
Jean-Baptiste Harang
Dans le « Bordeaux-Vintimille » de Jean-Baptiste Harang, la victime s’appelle Rachid Abdou. En réalité, son nom était Habib Grimzi, mais l’auteur a préféré – et il n’explique pas là-dessus – changer les noms des personnes. Le 14 novembre 1983, Rachid Abdou quitte une amie à qui il est venu rendre visite à Bordeaux, s’installe dans le train pour Vintimille… dont il sera jeté à minuit 20 par trois jeunes gens à destination d’Aubagne où ils allaient passer les tests d’engagement à la Légion étrangère. Jean-Baptiste Harang était correspondant régional pour la quotidien Libération au moment des faits, et il se souvient. Ou plutôt il recompose minutieusement l’enchaînement malheureux des circonstances qui ont transformé un paisible voyageur en bouc émissaire de pseudo-militaires plus ou moins avinés, plus ou moins racistes, plus ou moins idiots. Ce faisant, il instruit le procès de la Légion (bien silencieuse après coup), des passagers du train (hormis un contrôleur et une vieille dame), aveugles et sourds comme le veut la tradition… Un récit clinique qui raconte la catastrophe « ordinaire » qu’entraîne le mariage de la bêtise (des uns) et de la lâcheté (des autres).
 LIRE « Le paradis entre les jambes », Nicole Caligaris, éd. Verticales, 172 p., 16,90 €.
« Bordeaux-Vintimille », Jean-Baptiste Harang, éd. Grasset, 126 p., 12,10 €.

vendredi 18 janvier 2013

Polars : les conseils d'Anne Vouaux et de Jacques Bertho



Deux femmes absentes et sans nom sont les deux pôles entre lesquels oscille cette nouvelle enquête du commissaire finlandais Kimmo Joenta, l’une menant à l’autre par ses intuitions, l’autre renvoyant à un passé sensible. L’assassin d’une femme dans le coma a tué en versant des larmes sur le drap, dans l’intimité de la chambre ; celui de crimes soigneusement mis en scène, exclusivement d’hommes, a pris soin de choisir et de séduire son public. Mis sur la piste de la morte sans nom par sa petite amie Larissa, Kimmo cerne peu à peu l’assassin, plonge dans son enfance troublée, creuse sa douleur, éprouve, même, sa peine. Si les ingrédients du polar scandinave classique sont ici réunis, l’Allemand Jan Costin Wagner, par son style introspectif tout en ellipses, emporte son lecteur loin dans l’indicible, là où se confondent les personnages dans la brume qui rend grise toute réalité.
A.V.
LIRE « Lumière dans une maison obscure », Jan Costin Wagner, éd. Jacqueline Chambon, 314 p., 22,80 €.



Voler les voleurs, c’est le boulot d’une équipe clandestine de spécialistes (des alarmes, de l’informatique, de la finance…), menée par Carr, ex-CIA, pour le compte d’un puissant commanditaire. Mais détrousser les grands trafiquants et escrocs internationaux est un jeu dangereux : deux membres du team de Carr ont été tués dans un guet-apens. A la suite d’une trahison ? Bonjour l’ambiance dans le groupe, lancé depuis des mois dans une combine complexe et risquée pour dépouiller un richissime bandit de la finance…
Passionnant de bout en bout, « A qui se fier » réserve d’excellents moments d’action et de suspense. Mais Spiegelman a aussi su donner de l’épaisseur à ses personnages, dont il a évité de faire des surhommes. Notamment Carr, en butte au casse-tête de la mise au point du piège pour voler le milliardaire pourri, mais également aux prises avec une série de difficultés personnelles. Oui, à qui se fier ?
J.B.
LIRE « A qui se fier », Peter Spiegelman, éd. du Seuil, 403 p., 21,80 €.



 

Face à la nuit, un combat acharné



Joan Didion doit faire le deuil de sa fille. Bill Clegg doit vivre ou retomber dans la drogue. Deux récits poignants sur les fantômes intérieurs.

Joan Didion
« Tu as tes merveilleux souvenirs », dirent les gens par la suite, comme si les souvenirs étaient un réconfort. Les souvenirs ne sont rien de tel. Les souvenirs portent par définition sur des temps passés, des choses enfuies. […] Les souvenirs, c’est ce qu’on ne veut plus se rappeler. » Alors, non, Joan Didion ne va pas faire étalage, catalogue de ce dont elle se souvient au sujet de sa fille Quintana Roo, morte après de très nombreuses hospitalisations.
Elle a longtemps cru qu’elle pouvait « faire en sorte que les gens demeurent pleinement présents, les garder auprès de moi, en préservant leurs mémentos, leurs « choses », leurs totems ». Mais ce temps est révolu. Il y a eu trop de souffrances, trop de deuils à faire. Joan a d’abord perdu son mari – à qui elle a érigé un sublime « tombeau » littéraire dans « L’Année de la pensée magique » (2007) -, puis maintenant sa fille. En outre, elle approche de ses 80 ans, avec « l’esprit de plus en plus souvent tourné vers la maladie, vers la fin des promesses, le déclin des jours. »
Bill Clegg
Alors, s’il est impossible de conserver les disparus à côté de soi, il est possible de leur rendre hommage. Pour ce faire, Joan Didion convoque « les nuits bleues » (voir l’extrait ci-dessous). « Le Bleu de la nuit », le titre qu’elle donne à son livre, c’est ce moment où l’on vit pleinement dans l’éclatante lumière des beaux jours… en pleine conscience, dans la tristesse aussi, de leur fin prochaine. Et son projet, c’est ça : redonner par l’écrit du brillant, de l’existence aux moments lumineux du parcours de Quintana sur Terre, tout en parlant d’elle-même, Joan Didion, meurtrie, abasourdie de douleur, vieillissante. Une Joan Didion qui se penche – sans jamais verser dans la plainte – sur les « grandes » questions : la mort, bien évidemment, la maternité, le couple, la vie en société, la création. C’est encore une fois d’une intelligence et d’une sensibilité hors du commun.
Bill Clegg, lui, n’est pas mort. Il s’en est fallu d’un cheveu. A plusieurs reprises dans « Portrait d’un fumeur de crack en jeune homme » (2011), le récit autobiographique qui l’a fait découvrir, lui le fringant agent littéraire new-yorkais à qui tout réussissait… avant qu’il ne sombre dans l’alcool et la drogue. On le retrouve aujourd’hui à sa sortie de cure de désintoxication. Il a tout perdu – compagnon, travail, amis, argent -. Il ne reconnaît plus New York, la flamboyante New York, tout simplement parce qu’il ne fait plus partie de la vie trépidante de la cité. Il n’a plus qu’on objectif : tenir 90 jours. 90 jours sans boire ni se camer. Alors, on pourra (peut-être) dire qu’il s’en est sorti. Pour ce faire, il participe aux réunions d’anciens alcooliques et toxicomanes, il évite les zones « à risque » (celles chargées de souvenirs ou celles où rôdent les dealers). Mais la solitude et son combat contre ses fantômes intérieurs le mettent dans un tel état qu’une rechute semble inévitable… Bill Clegg témoigne, et on plonge dans sa détresse comme dans un thriller. Tout n’est que fragilité et cruauté dans ce texte d’une infernale lucidité. Et tendresse.
LIRE « Le Bleu de la nuit », Joan Didion, éd. Grasset, 234 p., 18,60 €.
« 90 jours », Bill Clegg, éd. Jacqueline Chambon, 190 p., 19,80 €.