Rechercher dans ce blog

vendredi 3 août 2012

Eschentzwiller, le paradis perdu de René-Nicolas Ehni


Malgré le succès parisien, René Ehni aura toujours passionnément aimé son village natal. La séparation n’en fut que plus douloureuse. La Crète est devenue sa terre d’adoption.
photo: Dominique Gutekunst

Avoir grandi rue du Repos et avoir mené une vie de bohême, perpétuellement en mouvement, ça ne s’invente pas. La maison natale de René-Nicolas Ehni est certes toujours là, dans cette rue en pente qui mène à l’église et la mairie d’Eschentzwiller, à quelques kilomètres au sud de Mulhouse. Mais son propriétaire a du s’en séparer. Lui qui a eu, surtout dans les années soixante, tant d’argent dans ses mains n’a pas su le retenir. Généreux, insouciant, parfois inconséquent, il a du hypothéquer la demeure familiale, puis la céder. C’était il y a vingt ans.
De toute manière, rester à Eschentzwiller, son paradis d’enfance, n’était pas au programme. « Sortir du trou », voilà le slogan du jeune adolescent d’après-guerre. Il veut un destin de star, amuser les gens : « Je voulais aller à Hollywood, sans savoir ce que c’est. » Sa Californie sera Paris. En 1953, il réussit le concours d’entrée au Conservatoire de la rue Blanche. Acteur, ça lui va, il est à l’affiche de la Comédie-Française, tourne de nombreuses publicités, se prend pour un dandy parisien « en pantalon de tweed rose », mais, en fin de compte, le théâtre ou le cinéma ne lui conviennent pas : « impossible pour moi d’être tous les soirs au même endroit pour jouer, on ne pouvait pas compter sur moi. »
L’Algérie l’appelle, pour trois années de service militaire. Compliqué. D’un côté les bons souvenirs, de l’autre les horreurs. Le jeune et beau soldat fait la connaissance d’une richissime veuve. Il devient son gigolo, vivant « mille ans en une année », accumulant les voyages, les palaces, les rencontres magiques (Moravia, Laura Betti, Pasolini, Elsa Morante). Un soir, Maurice Béjart le voit « danser nu sous la lune ». Coup de foudre, pour « un amour violent » qui va durer trois ans.
Il se partage alors entre Paris et un petit village italien. Il mange chaque semaine avec Simone de Beauvoir… qui trouve très bien son premier roman, « La gloire du vaurien ». Les éditions Julliard, qui l’éditent, espèrent rééditer le « coup » de Sagan. Jeunesse + forte personnalité + talent écoeurant. Ehni devient la coqueluche du Tout-Paris culturel. Là encore, l’enfant terrible va se dérober. On lui propose des chroniques dans la presse parisienne ? Il ne fait aucun effort. Un poste au ministère de la Culture ? Il s’y ennuie à mourir. Lui, ce qu’il aime, c’est la dolce vita, le soleil et l’amour. Christian Bourgois, aujourd’hui décédé, devient son fidèle éditeur, son mentor. Ses pièces de théâtre, notamment en 1968 « Que ferez-vous en novembre ? », sont des succès.
René, cependant, a fait le tour des honneurs, des cocktails, des soirées parisiennes. En 1972, il se réinstalle, pour quelques années, à Eschentzwiller, lutte contre le projet de canal à grand gabarit… et fait une rencontre déterminante : Louis Schittly, le médecin installé à Bernwiller, les deux compères se trouvant l’un l’autre « pour zoner », notamment dans les Balkans. Tous deux se convertissent à l’orthodoxie (« pour manifester que Dieu n’est pas un concept ») et, en 1982, après la mort de sa mère, René fait le grand saut : c’est l’installation en Crète. Une nouvelle patrie, un mariage, des enfants. Depuis, inlassablement, jour après jour, l’écrivain indomptable noircit des cahiers de fulgurances politiques, poétiques, spirituelles. De temps à autre, l’un de ses éditeurs en publie quelques-uns. La plupart sont inédits. Une bonne nouvelle : la Ville de Mulhouse vient d’acquérir l’ensemble des archives de René Ehni. Le fonds est déposé à la Bibliothèque Grand’rue, qui devrait le faire vivre régulièrement.

Ehni, bio express
René-Nicolas Ehni, s’il est né en 1935 à Rixheim, a vécu enfant et adolescent à Eschentzwiller, sa scolarité l’entraînant à Colmar (à Saint-André) et à Mulhouse (lycée Lambert). Sa première vocation : devenir comédien. Il monte à Paris, réussit le concours d’entrée du Conservatoire de la rue Blanche, démarre un petit brin de carrière… avant de passer trois ans en Algérie pour son service militaire.
Après le succès de son roman « La gloire du vaurien » (1964) et de pièces de théâtre, il devient l’enfant terrible des lettres françaises. Puis il renonce à la facilité en publiant des livres inclassables qui en font encore aujourd’hui une voix unique dans la littérature. Parmi les plus importants, « Pintades », un tableau grinçant et jubilatoire de l’hypocrisie, de l’ignorance et de la mauvaise foi ambiante, ou les 500 pages de « Babylone vous y étiez nue parmi les bananiers. » En 1980, il se convertit à l’orthodoxie et s’installe en Crète, où il réside toujours avec femme et enfants. Dernier ouvrage paru : « Apnée », en 2008, sélectionné pour le prix Médicis, un hommage à son ami et éditeur Christian Bourgois, décédé l’année précédente.

Ehni est-il lisible ?
Sa maman aurait tellement voulu que son fils écrive des livres compréhensibles par les gens du village. Ça avait pourtant bien commencé avec « La gloire du vaurien » en 1964 : un « vrai » roman, une intrigue, des personnages, une syntaxe « normale ». Mais il y avait eu le scandale : l’homosexualité, l’amoralité de Manni, le double de René Nicolas. Dans les années suivantes, l’élite parisienne avait applaudi ses pièces de théâtre, la critique sociale s’accompagnait d’un texte cinglant, osé, Mai 68 passait par là. Ehni ne reviendrait pas au roman classique.
Depuis, le débat a été maintes fois soulevé : Ehni est-il lisible ? Lui assume parfaitement le paradoxe : il se sent bien au milieu du peuple, vit en Crête dans un dénuement certain, mais il écrit pour les intellectuels, les universitaires. Ses livres sont devenus de plus en plus opaques, sortes de collages psalmodiés mêlant anecdotes personnelles et réflexions sur Dieu, la politique, les mythes… et même le football. Une voix unique, déstabilisante. « Sentiment orgueilleux d’isolement, de se croire méconnu, de mépriser le monde et les voies tracées, de les juger indignes de soi, de s’estimer le plus désolé des hommes, et à la fois d’aimer sa tristesse » écrivait-il dans Pintades, l’un de ses ouvrages les plus fameux.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire