Malgré le succès parisien, René Ehni aura toujours
passionnément aimé son village natal. La séparation n’en fut que plus
douloureuse. La Crète est devenue sa terre d’adoption.
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photo: Dominique Gutekunst |
Avoir grandi rue du Repos et avoir mené une vie de bohême,
perpétuellement en mouvement, ça ne s’invente pas. La maison natale de
René-Nicolas Ehni est certes toujours là, dans cette rue en pente qui mène à
l’église et la mairie d’Eschentzwiller, à quelques kilomètres au sud de
Mulhouse. Mais son propriétaire a du s’en séparer. Lui qui a eu, surtout dans
les années soixante, tant d’argent dans ses mains n’a pas su le retenir.
Généreux, insouciant, parfois inconséquent, il a du hypothéquer la demeure
familiale, puis la céder. C’était il y a vingt ans.
De toute manière, rester à Eschentzwiller, son paradis
d’enfance, n’était pas au programme. « Sortir du trou », voilà le
slogan du jeune adolescent d’après-guerre. Il veut un destin de star, amuser
les gens : « Je voulais aller à Hollywood, sans savoir ce que
c’est. » Sa Californie sera Paris. En 1953, il réussit le concours
d’entrée au Conservatoire de la rue Blanche. Acteur, ça lui va, il est à
l’affiche de la Comédie-Française, tourne de nombreuses publicités, se prend
pour un dandy parisien « en pantalon de tweed rose », mais, en fin de
compte, le théâtre ou le cinéma ne lui conviennent pas : « impossible
pour moi d’être tous les soirs au même endroit pour jouer, on ne pouvait pas
compter sur moi. »
L’Algérie l’appelle, pour trois années de service militaire.
Compliqué. D’un côté les bons souvenirs, de l’autre les horreurs. Le jeune et
beau soldat fait la connaissance d’une richissime veuve. Il devient son gigolo,
vivant « mille ans en une année », accumulant les voyages, les
palaces, les rencontres magiques (Moravia, Laura Betti, Pasolini, Elsa
Morante). Un soir, Maurice Béjart le voit « danser nu sous la lune ».
Coup de foudre, pour « un amour violent » qui va durer trois ans.
Il se partage alors entre Paris et un petit village italien.
Il mange chaque semaine avec Simone de Beauvoir… qui trouve très bien son
premier roman, « La gloire du vaurien ». Les éditions Julliard, qui
l’éditent, espèrent rééditer le « coup » de Sagan. Jeunesse + forte
personnalité + talent écoeurant. Ehni devient la coqueluche du Tout-Paris
culturel. Là encore, l’enfant terrible va se dérober. On lui propose des chroniques
dans la presse parisienne ? Il ne fait aucun effort. Un poste au ministère
de la Culture ? Il s’y ennuie à mourir. Lui, ce qu’il aime, c’est la dolce
vita, le soleil et l’amour. Christian Bourgois, aujourd’hui décédé, devient son
fidèle éditeur, son mentor. Ses pièces de théâtre, notamment en 1968 « Que
ferez-vous en novembre ? », sont des succès.
René, cependant, a fait le tour des honneurs, des cocktails,
des soirées parisiennes. En 1972, il se réinstalle, pour quelques années, à
Eschentzwiller, lutte contre le projet de canal à grand gabarit… et fait une
rencontre déterminante : Louis Schittly, le médecin installé à Bernwiller,
les deux compères se trouvant l’un l’autre « pour zoner », notamment
dans les Balkans. Tous deux se convertissent à l’orthodoxie (« pour
manifester que Dieu n’est pas un concept ») et, en 1982, après la mort de
sa mère, René fait le grand saut : c’est l’installation en Crète. Une
nouvelle patrie, un mariage, des enfants. Depuis, inlassablement, jour après
jour, l’écrivain indomptable noircit des cahiers de fulgurances politiques,
poétiques, spirituelles. De temps à autre, l’un de ses éditeurs en publie
quelques-uns. La plupart sont inédits. Une bonne nouvelle : la Ville de
Mulhouse vient d’acquérir l’ensemble des archives de René Ehni. Le fonds est
déposé à la Bibliothèque Grand’rue, qui devrait le faire vivre régulièrement.
Ehni, bio express
René-Nicolas Ehni, s’il est né en 1935 à Rixheim, a vécu
enfant et adolescent à Eschentzwiller, sa scolarité l’entraînant à Colmar (à
Saint-André) et à Mulhouse (lycée Lambert). Sa première vocation : devenir
comédien. Il monte à Paris, réussit le concours d’entrée du Conservatoire de la
rue Blanche, démarre un petit brin de carrière… avant de passer trois ans en
Algérie pour son service militaire.
Après le succès de son roman « La gloire du
vaurien » (1964) et de pièces de théâtre, il devient l’enfant terrible des
lettres françaises. Puis il renonce à la facilité en publiant des livres
inclassables qui en font encore aujourd’hui une voix unique dans la
littérature. Parmi les plus importants, « Pintades », un tableau
grinçant et jubilatoire de l’hypocrisie, de l’ignorance et de la mauvaise foi
ambiante, ou les 500 pages de « Babylone vous y étiez nue parmi les
bananiers. » En 1980, il se convertit à l’orthodoxie et s’installe en Crète,
où il réside toujours avec femme et enfants. Dernier ouvrage paru :
« Apnée », en 2008, sélectionné pour le prix Médicis, un hommage à
son ami et éditeur Christian Bourgois, décédé l’année précédente.
Ehni est-il lisible ?
Sa maman aurait tellement voulu que son fils écrive des
livres compréhensibles par les gens du village. Ça avait pourtant bien commencé
avec « La gloire du vaurien » en 1964 : un « vrai »
roman, une intrigue, des personnages, une syntaxe « normale ». Mais
il y avait eu le scandale : l’homosexualité, l’amoralité de Manni, le
double de René Nicolas. Dans les années suivantes, l’élite parisienne avait
applaudi ses pièces de théâtre, la critique sociale s’accompagnait d’un texte
cinglant, osé, Mai 68 passait par là. Ehni ne reviendrait pas au roman
classique.
Depuis, le débat a été maintes fois soulevé : Ehni
est-il lisible ? Lui assume parfaitement le paradoxe : il se sent
bien au milieu du peuple, vit en Crête dans un dénuement certain, mais il écrit
pour les intellectuels, les universitaires. Ses livres sont devenus de plus en
plus opaques, sortes de collages psalmodiés mêlant anecdotes personnelles et
réflexions sur Dieu, la politique, les mythes… et même le football. Une voix
unique, déstabilisante. « Sentiment orgueilleux d’isolement, de se croire
méconnu, de mépriser le monde et les voies tracées, de les juger indignes de
soi, de s’estimer le plus désolé des hommes, et à la fois d’aimer sa
tristesse » écrivait-il dans Pintades, l’un de ses ouvrages les plus
fameux.