Annie Ernaux |
Le centre commercial. Paradis de l’abondance pour tous.
Prenez et achetez. Annie Ernaux a tenu pendant un an le journal de ses
déambulations dans les rayons de l’hypermarché Auchan des Trois-Fontaines, en
région parisienne. Ce qu’elle rapporte est, à sa manière, d’une formidable
acuité, d’une justesse implacable, d’une tendresse désespérée pour les gens
qu’elle croise et qui happent son regard. Elle fait du petit bois des lieux
communs sur ces temples de la consommation : il y a certes « remplacement
des boutiques, rotation des rayons, renouvellement des marchandises, du nouveau
qui ne change fondamentalement rien » ; chacun aurait ici les mêmes
droits, l’égalité face aux délices de la consommation… mais « moins on a
d’argent et plus les courses réclament un calcul minutieux, sans faille. […] Le
début de la richesse – de la légèreté et de la richesse – peut se mesurer à
ceci : se servir dans un rayon de produits alimentaires sans regarder le
prix avant. L’humiliation infligée par les marchandises. Elles sont trop
chères, donc je ne veux rien. »
Isabel Ascencio, quant à elle, remonte un peu dans le
temps pour nous raconter les soubresauts d’une autre utopie : le retour à
la campagne dans l’après 68, le rêve d’une communauté autogérée, vivant de
musique, d’amour et de liberté. Nous sommes en 1976, l’année de la sécheresse.
Dans l’arrière-pays varois, une gamine de 13 ans, Lise, ne rêve que d’une seule
chose : s’échapper du village de chasseurs où elle se morfond entre son
père et son grand-père. Sa mère est morte d’un avortement clandestin, sa
grand-mère vit ses derniers jours. Sur son vélo, elle parcourt les routes,
espérant se faire enlever par des bras robustes, entre la peur (on ne parle
alors que du kidnapping et du meurtre du petit Philippe Bertrand par Patrick
Henry) et la fascination. Elle découvre un jour qu’une bande de hippies est en
train de s’installer à la ferme des Frêles, une ruine. Ici, les étrangers
passent mal. D’habitude, les gitans. Et maintenant, des chevelus. Ça grince
dans le village. Lise, elle, s’approche, si curieuse. Elle va rencontrer Jane,
une anglaise fatiguée, « bonne à rien », et sa petite fille, Hannah
O., murée dans le silence. Et Tina, la jouissance incarnée ; Fatoumata,
l’Africaine émancipée ; Marylou, la féministe pure et dure, tendance
« Gouines rouges ». Et un leader, à la fois charismatique et
fantoche, Grand Koudou, celui qui a eu l’idée d’amener la petite troupe aux
Frêles
Isabel Ascencio livre un véritable roman politique, ce
qui ne nuit en rien à la saveur, à la sensualité de son univers : chacun de
ses personnages féminins est l’une des figures de la femme face à la question
de la libération ; les hommes sont des escrocs au grand cœur, prêts, disent-ils,
à accompagner les femmes dans leurs combats… mais sans rien déposer en route du
mâle dominant qu’ils sont. Forcément, à un moment ou l’autre, ça va coincer. Ces
grands enfants ont eu le droit de rêver, mais le réel les rattrapera jusque
dans la garrigue, comme un boomerang.
LIRE
« Regarde les lumières mon amour », Annie Ernaux, collection
« Raconter la vie », éd. du Seuil, 74 p., 5,90 €.
« Un poisson sans bicyclette », Isabel
Ascencio, éd. Verticales, 302 p., 21,50 €.
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