Il vit « seul, à l’instar d’un ermite, une maison blanche
au cœur d’un bois ». Il se promène au milieu des arbres, il les compte, il
y règne le silence, mais pas un silence de mort : elle est vivante, cette
forêt, c’est même ce qui reste sans doute de plus vivant chez cet homme, tant
il est étouffé, écrasé par les souvenirs douloureux.
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Jeroen Brouwers |
Quatre décennies plus tôt, il avait à peine vingt ans, il
a aimé, puis épousé Mirjam. « Qu’est-ce qui m’avait pris de me
marier ? » À l’époque, il avait « l’impression de mener une vie
sans date et qu’il en serait toujours ainsi, l’impression que le temps filait à
blanc sans tenir compte de moi et que je menais une inexistence. » À peine
mariée, Mirjam veut un enfant. Il n’en a jamais été question. Il se sauve de la
maison, comme bien souvent (il est, et restera, un invétéré coureur de jupons).
Revient, se fait avoir, elle tombe enceinte. Ce sera un garçon. Nathan. Il fait
de son mieux, mais le lien ne se fait pas. L’enfant grandit, entre les crises
qui agitent désormais sans arrêt le couple. Quand son mari rentre d’une énième
coucherie, Mirjam craque, et le renvoie. Elle n’autorisera plus aucun contact
entre le père et le fils.
Dix ans plus tard, puis encore dix ans après, ces deux-là
se reverront, furtivement, par hasard, à New York, puis à Vienne. Le père est
devenu prof d’université, le fils a grimpé les échelons de la vie d’artiste,
passant de chanteur de rue à producteur de comédies musicales. Le père se
confesse, le fils ne veut rien entendre. Les ponts restent coupés. Jusqu’au
jour où Mirjam appelle d’Amsterdam : Nathan est atteint d’une maladie
rarissime, il n’en a plus que pour six mois. Le père se précipite au chevet de
son fils.
Ce qui vient de nous ne nous quitte jamais, rappelle Jeroen
Brouwers, l’un des plus grands auteurs néerlandais. Nathan, cet enfant que son
père n’a pas désiré, est le sien, envers et contre tout. Incapable de le
montrer, il aura aimé éperdument son fils. Et quand il finit par l’appeler
« mon petit garçon », le lecteur est bouleversé, déchiré.
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Guy Goffette |
Simon, le narrateur de « Géronimo a mal au
dos », le roman de Guy Goffette, se souvient, quant à lui, de son père.
Bien obligé : il est face au cercueil dans lequel ce dernier repose.
« Ce danseur crucifié à côté de la piste », ce père qu’il a « fui
pour ne pas avoir à le détester ». Ce père désormais sans vie, ces mains
comme des battoirs éteints qui s’abattaient autrefois sur Simon plus souvent
que de raison.
Simon remonte la pelote des souvenirs. Le temps des
regrets est-il venu ? Non, ce qu’il a fait (partir, trahir en quelque
sorte les siens, attachés à leur terre), il reste persuadé qu’il devait le
faire. Mais une forme de mélancolie, une nostalgie de ce que l’on n’a pas su se
dire, prend forme : soudain, ce colosse, qui gît à présent inanimé, prend
vie autrement, Simon le voit comme il ne l’avait jamais vu. Fragile, d’une
certaine manière. Humain. Et le dialogue posthume s’installe, un chant d’espoir :
« est-ce que tu comprends mieux ce fils aîné qui t’aimait sans le savoir,
parce que la crainte des pères est une nuit en plein jour pour les
enfants ? »
LIRE
« Jours blancs », Jeroen Brouwers, éd. Gallimard, 194 p., 20 €.
« Géronimo a mal au dos », Guy Goffette, éd.
Gallimard, 180 p., 16,90 €.