C’est une somme. Hénaurme, picaresque, fantaisiste, et curieuse
de tout, culottée, l’œuvre d’un frappadingue qui aurait gardé la maîtrise
entière de sa créature. Patrick Roegiers se prend pour le Frankenstein
d’outre-Quiévrain, et son monstre à lui est ce roman insensé, passionnant,
politique, ce « Bonheur des Belges ». Un titre en forme de
provocation (et en forme d’hommage et de pied-de-nez au « Chagrin des
Belges » de Hugo Claus) puisque, vu de chez nous, on se demande bien comment
ces gens-là, Wallons et Flamands, pourraient être heureux, entre leur climat
pourri, leur pathétique guerre linguistique, leur absence de gouvernement
(record du monde, s’il vous plaît), leur Marc Dutroux, et on en passe des plus
sinistres et des plus ahurissantes.
Et pourtant si, elle tourne, la planète belge. On ne sait
pas trop dans quel sens, et ses habitants auraient une fâcheuse tendance à
marcher sur la tête, mais bon, ça les met à part. Un peuple unique, à défaut
d’être unifié. Pour Patrick Roegiers, c’est tout juste si sa Belgique n’est pas
la terre d’élection de Prométhée, mais si, vous savez bien, le Titan qui, dans
la mythologie grecque, donnait pouvoir à l’homme de se distinguer de l’animal,
donnant le « feu sacré » à la race humaine. Le feu sacré, voilà ce
qui semble animer ces êtres confus installés entre la Mer du Nord et les
Ardennes.
Pour nous le prouver, avançant par rapprochements d’idées ou
par associations de sons, Patrick Roegiers part d’un garçon de onze ans, sans
prénom, sans famille qui va vivre toute l’Histoire de la Belgique en une seule
journée. Fuyant Yolande Moreau (oui, la comédienne), il part à l’aventure.
Attachez vos ceintures, ça va secouer : « Allons, dans mes bras, les
amis. Tout est permis. Le spectacle est partout. Entrez dans la
danse ! » On retrouve l’enfant à Waterloo, sur le champ de bataille,
où il rencontre un Victor Hugo en charentaises. Puis il participe à la création
de la Belgique, en 1830 au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Il visite l’exposition
universelle de 58 (oui, 1958, ces six mois bénis où la Belgique fut le centre
du monde) en compagnie de Renaud, Alard, Richard et Guichard, les valeureux
jeunes gens de la chanson de geste médiévale « Les quatre fils Aymon ».
Ça ne se calme pas : notre héros gagne le Tour des
Flandres cycliste. Puis il est envoyé dans les tranchées de la Première guerre
mondiale sous le nom de Vilain Flamand (sic). Et meurt au combat pour n’avoir
pas compris les ordres de ses supérieurs… francophones ! On croisera aussi
Verlaine (et Rimbaud), ou le capitaine Haddock, ou le peintre Ensor au carnaval
d’Ostende, ou le collabo Léon Degrelle… qui se prend pour Tintin, ou le
photographe Nadar et son gigantesque ballon, « le Géant », qui
inspirera Jules Verne pour « Le Tour du monde en 80 jours ». Et les
figures contemporaines : Johnny Hallyday, Jean-Claude Van Damme, Arno,
Sœur Emmanuelle, Maurice Béjart, Hercule Poirot, tant d’autres. Un index est
fourni en fin d’ouvrage « pour distinguer le vrai, du vraisemblable et de
l’invraisemblable. » Pour encore mieux dévorer cette somptueuse fresque
sur ce fascinant pays, « un rêve qui reste un rêve ».
LIRE « Le Bonheur des Belges », Patrick
Roegiers, éditions Grasset, 460 p., 22 €.