Vingt-et-un monologues. Yasmina Reza, surtout célèbre
pour ses pièces jouées à travers le monde (« Art »,
« Conversations après un enterrement », « Le dieu du
carnage ») et pour le récit de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007
(« L’aube le soir la nuit »), choisit aujourd’hui une forme hybride,
mi-roman, mi-théâtre, pour raconter, comme elle sait si bien le faire,
l’incompréhension, les catastrophes (presque) ordinaires, les persécutés et
leurs bourreaux. Ils sont exactement dix-huit à prendre la parole (trois
personnages interviennent en fait deux fois) et leurs récits entremêlent les
destinées tragico-comiques de dizaines d’autres, enfants, proches, inconnus
croisés dans la rue.
Certes – et ce sera là la seul reproche -, ces gens-là
n’ont pas de soucis financiers. Ils sont tout occupés à ruiner leurs
existences, pris dans cette impitoyable contradiction : comment oser
(changer, évoluer, se libérer) sans prendre (trop) de risques. Comment vivre
une vie singulière et, en même temps, se fondre dans la masse.
Comme à l’accoutumée chez Yasmina Reza, personne ne s’en
sort indemne. Les gentils sont à baffer, les méchants sont idiots, les
dragueurs pathétiques, les ados débiles, on en passe et des plus rageurs.
« Heureux les heureux » (magnifique titre emprunté à Borges) est
surtout un magnifique exercice de style autour de la solitude. Ces hommes et
ces femmes crèvent de mariner dans le silence, même (surtout ?) s’ils
vivent en couple. On brasse de l’air, on se rend important, mais, rien à faire,
on s’ennuie, et pas qu’un peu.
Dominique Fabre |
D’accord, le tableau n’est pas rose. Mais chaque portrait
résonne incroyablement juste. Qui ne connaît les retours difficiles avec son
conjoint, après un repas moyen-moyen chez des amis ? Qui n’a pas côtoyé
cette famille « si parfaite » et qui se retrouve avec un
« truc » insensé sur les bras, par exemple un enfant qui se prend –
on veut dire : qui se prend vraiment – pour Céline Dion (voir l’extrait
ci-dessous). Vingt-et-un monologues : autant de claques, orchestrées avec
une maestria époustouflante, à la bien-pensance.
Dominique Fabre pourrait être le complément idéal à
Yasmina Reza. À elle les gens de « la haute » et le vaudeville
existentiel. À lui, les « gens de peu » (comme les définissait le
regretté Pierre Sansot) et une tendresse immodérée pour leur survie au
quotidien. Sa ville – vers la porte d’Ivry, au sud-est de Paris – est un
village. Chaque passant anonyme est à ses yeux un individu. Unique. Un gamin
qui part à l’école avec son sac trop lourd, un sans-abri qui installe sa
nouvelle tente, la dame marocaine qui fume à sa fenêtre au 2ème
étage de l’immeuble d’en face, le voisin qui cultive ses légumes mais ne les
ramasse jamais, l’Africaine qui dort dans le photomaton du métro, des dizaines
comme ça. En quelques lignes ou quelques pages, on s’attache, on s’attache
drôlement.
Dominique Fabre a ce talent rare : il se rapproche
tant des autres, il leur met la main dans le cœur, et il se sert de cette
énergie pour rendre hommage, de sa belle langue mélancolique, aux inconnus que
nous croisons sans les regarder. Après ça, on est amoureux de la Terre entière.
Et pas moins lucide pour autant.
Jacques Lindecker
LIRE
« Heureux les heureux », Yasmina Reza, éditions Flammarion, 192 p.,
18 €.
« Des nuages et des tours », Dominique Fabre,
éditions de l’Olivier, 152 p., 16 €.